16.12.2009

Deux poids deux mesures en politique des langues


La politique linguistique suisse est confrontée à de nouveaux défis : d’un côté à la montée de l’anglais comme langue globale, de l’autre à la présence de migrants de langue maternelle autre. Dans une étude menée dans le cadre du Programme national de recherche «Diversité des langues et compétences linguistiques en Suisse», les deux historiens Prof. Damir Skenderovic et Dr Christina Späti, de l’Université de Fribourg, montrent comment le politique a géré cette réalité depuis les années 1960.

Le Prof. Damir Skenderovic et la Dr Christina Späti, chercheurs en histoire suisse contemporaine à l’Université de Fribourg, ont examiné l’évolution de la politique linguistique depuis la fin des années 1960 au niveau fédéral, ainsi que dans un choix de cantons (GE, ZH, BS, FR, GR) et de villes (Fribourg, Bienne, Zurich). Ils ont conduit leurs travaux dans le cadre du Programme national de recherche «Diversité des langues et compétences linguistiques en Suisse» (PNR 56). Les protocoles des débats parlementaires qui documentent les interventions, positions et controverses sur la politique linguistique ont constitué leurs sources principales.
Des années 1960 au milieu des années 1990, la politique linguistique visait avant tout l’égalité entre groupes linguistiques au sein de l’administration fédérale et, particulièrement dès les années 1980, la «compréhension mutuelle». Alors que les interventions émanant du PS se concentraient sur la protection des langues minoritaires, le PRD et le PDC soulignaient l’importance de la cohésion nationale et discutaient de la meilleure façon d’améliorer l’échange et la compréhension mutuelle entre les groupes linguistiques. La question de la langue a été rarement thématisée dans la politique migratoire, où les votes parlementaires ont été dominés par deux arguments: le premier soulignait la diversité de l’«Etat multilingue», perçue comme avantage pour l’intégration des migrants; le second se couplait au discours sur «l’emprise étrangère» et problématisait la présence de locuteurs de langue maternelle autre.

La langue, ressource économique sous-estimée

Les deux historiens se sont heurtés à une importante césure à la seconde moitié des années 1990: dans le sillage de la mondialisation, on assiste à l’irruption de l’anglais dans une politique linguistique traditionnellement réservée aux langues nationales. La fonction communicative de l’anglais est mise au premier plan. Le PRD, notamment, s’engage alors avec des arguments économiques en faveur de l’enseignement précoce de l’anglais, qui améliore les perspectives professionnelles des enfants.
Autre césure, la langue prend une place prépondérante dans la politique migratoire. Après le PDC, les autres partis la déclarent «clé de l’intégration». A la différence d’autres pays, la Suisse ne reconnaît pas les connaissances linguistiques des migrants comme une ressource économique. Au Canada, par exemple, les langues des migrants sont perçues comme un potentiel économique, par exemple pour les contacts avec la clientèle. En Suisse, les débats mettent principalement en évidence deux représentations de la langue: d’un côté considérée comme moyen de communication, et de l’autre étroitement associée à une culture fondatrice d’identité véhiculant un sentiment d’appartenance.

Culturalisation de la langue 


Dès la fin des années 1990, l’encouragement de la langue première des migrants par des cours de langue et de culture du pays d’origine, a été contestée. Dans les débats parlementaires, constate le Prof. Damir Skenderovic, on voit que cette tendance est liée à la culturalisation croissante de la langue. L’expression dans une langue autre apparaît comme un problème, alors que la connaissance de la langue nationale est considérée comme un facteur décisif de l’intégration. Cela correspond à l’idée selon laquelle une communauté se doit d’être homogène au plan culturel et donc linguistique.
Aujourd’hui, le principe d’assimilation revient au centre de la politique linguistique, ajoute-t-il. Alors que, par le passé, on n’exigeait des migrants des connaissances linguistiques qu’au moment de leur procédure de naturalisation, celles-ci sont aujourd’hui exigées dès la prolongation de l’autorisation de séjour, au bout d’un an. Selon les deux historiens, cette réalité témoigne de l’influence des interventions de l’UDC en politique de l’intégration.

Etendre la politique des langues


Au niveau national, tous les grands partis acceptent le principe du multilinguisme au niveau national, mais ne remettent pas en cause l’homogénéité linguistique au niveau local et régional, analyse Christina Späti. Pour gérer les langues nationales et les langues de la migration, le principe est le même: la personne qui déménage de Priština ou de Zurich à Genève doit s’adapter au plan linguistique. Mais contrairement aux langues minoritaires nationales, les langues des migrants sont mal protégées par le droit linguistique. Dans la nouvelle loi sur les langues, qui entrera bientôt en vigueur, les droits des personnes qui ne parlent pas une langue officielle sont évoqués en marge. Or, d’après les chercheurs, certains droits, tels que l’encouragement de la langue première ou le droit de recourir aux services d’un interprète, devraient être mieux intégrés à la politique linguistique officielle: car la Suisse est aujourd’hui un pays de migration, rappellent-ils.



Programme national de recherche «Diversité des langues et compétences linguistiques en Suisse» (PNR 56)


En Suisse, le quadrilinguisme traditionnel a depuis longtemps cédé la place au multilinguisme. Cette réalité pose inévitablement des problèmes à l’école et à la société. D’un autre côté, le capital linguistique de la Suisse lui offre des chances énormes, car les relations internationales rendent les connaissances linguistiques plus nécessaires que jamais. La diversité des langues pose aujourd’hui des questions nouvelles à l’école, au politique, à l’économie, à la société, mais aussi à chaque individu. Sur mandat du Conseil fédéral, le PNR 56 étudie et développe depuis 2006 les bases permettant de conserver, d’encourager et de profiter de la diversité des langues en Suisse.

Contacts :
Prof Damir Skenderovic
Séminaire d’histoire contemporaine,
Université de Fribourg, Avenue de l’Europe 20,
1700 Fribourg,
Tél: +41 (0)26 300 78 24,
e-mail: damir.skenderovic@unifr.ch
Dr Christina Späti
Séminaire d’histoire contemporaine,
Université de Fribourg, Avenue de l’Europe 20,
1700 Fribourg,
Tél: +41 (0)26 300 79 39,
e-mail: christina.spaeti@unifr.ch