L’image de l’homme que projette la publicité suisse demeure une caricature. Pourtant, les mouvements critiques qui agitent la société depuis quelques mois semblent porter leurs fruits. Alors, le changement, c’est maintenant? Analyse critique de Francesco Screti, chercheur postdoctoral à l’Université de Fribourg et professeur au Glion Institute of Higher Education.
Il y a quelques mois, j’ai présenté les résultats d’un travail scientifique qui portait sur la construction de la masculinité dans la publicité suisse. Dans cet article, dont une version est parue dans le numéro LGBT+ du magazine scientifique universitas, je réfléchissais sur le fait que la représentation de la masculinité offerte par une série de publicités de la marque Bell, était plutôt traditionnaliste et exclusive: Le protagoniste masculin de la pub, pour ne pas être ridicule et ridiculisé, devait être et paraître comme un homme. Traduisez: il ne devait pas regarder de films romantiques et pleurer, chanter en karaoké, s’épiler, ni danser la zumba. En tant que véritable chasseur, capable de tuer sa viande et de la cuire sur le feu, ses créneaux étaient plutôt le retour à la «nature» et les grillades.
Les hommes sur le grill
Dans mon article, je réfléchissais aussi au lien qui existe entre la pratique de la grillade et les suisse·esse·s, ainsi qu’ entre la viande et la masculinité. Si, sur le premier point, il n’y a pas trop de discussions, on ne peut pas en dire de même pour le deuxième.
C’est ainsi que la pub Migros «grilletariens», en 2018, avait fait quelques mécontents, au sujet, entre autres, de l’affirmation que la seule couleur rose que les hommes peuvent porter, c’est celle de la viande.
On retrouve un discours identique dans une pub COOP de 2019 «Pour moi, pour toi, et pour Darko» dans laquelle, les amis (hommes) du protagoniste masculin sont carnivores, tandis que ses amies (femmes) sont végétariennes.
Tout n’est pas rose
Donc, bien que les deux géants suisses de la distribution se présentent comme acceptant toutes les habitudes alimentaires, évidemment aussi pour des questions commerciales, et soulignent le lien des suiss.esse.s avec les grillades, ils continuent tout de même à proposer une vision très stéréotypée selon laquelle l’homme est carnivore (et ne porte pas de rose!) et la femme végétarienne.
Or, si nous savons toutes et tous que la Suisse a longtemps été conservatrice en matière d’égalité femmes-hommes et que son regarde sur la masculinité reste très conservateur, la question est de savoir si, malgré les énormes progrès des dernières années, c’est encore vraiment le cas aujourd’hui.
La publicité comme miroir de la société
S’il est vrai que les publicités parlent de et à la société dans laquelle elles sont diffusées, et qu’elles en reflètent non seulement les valeurs dominantes, mais aussi les valeurs émergentes, nous pourrions penser que, depuis 2013, année de diffusion de la campagne Bell, aucun progrès n’a eu lieu. Pour preuve, cette cette pub de la marque de caleçon John Kiss, fièrement affichée dans les rues des villes suisses en décembre 2019 et déclinée dans différents slogans comme «not for pussies» ou «got balls?», tous en anglais, bien sûr – peut-être pour réduire l’impact potentiellement violent ou offensif de ces messages.
© Francesco Screti
Et pourtant, les choses changent, comme le montrent deux exemples récents: la pub Rivella 2021, «Là où est ta soif» et celle de Zalando pour sa collection printemps/été 2021 «your values. Here to stay». A vrai dire, Zalando avait déjà diffusé, au printemps 2020, une pub assez ouverte et inclusive, intitulée «Goodbye stereotypes. Hello zerotypes».
Or, bien sûr, l’univers de la mode a été très rapide dans l’acceptation de la différence pour diverses raisons, liées, au moins en partie, à la nécessité de vendre le plus de produits au plus grand nombre de personnes. Les vêtements sont des produits avec une charge identitaire et une fonction expressive élevée. Mais la vente est un objectif commercial commun à beaucoup d’entreprises, qui prennent – enfin – peu à peu conscience de la situation.
Qui de l’œuf ou de la poule…?
Néanmoins l’acceptation et la représentation de la différence résultent aussi d’un changement de mentalité plus large. Il est certain que ces changements dans la politique commerciale des entreprises et au sein de la société au sens large se rétroalimentent. Il n’est donc pas toujours facile de définir qui est arrivé le premier. Le fait est qu’un changement a lieu en Suisse. La pub Rivella en est un exemple extraordinaire – surtout si l’on considère que Zalando est une marque internationale et multinationale, alors que Rivella est une marque purement suisse.
Rivella est la boisson la plus suisse qui soit: elle a réussi, avec le temps, à construire une relation très étroite avec sa patrie, les suisse·esse·s et la «suissitude» (swissness). Qu’elle ait décidé de représenter et d’inclure dans sa pub des masculinités non hégémoniques et de mettre en relation des masculinités émergentes avec les traditionnelles, par exemple avec la phrase «chez les amateurs de costumes / de tous les costumes» dans une scène où des hommes vêtus d’habits queer dansent de manière très expressive, constitue un pas important dans la direction d’une inclusion sociale et d’une ouverture mentale à la différence.
Le fait qu’une entreprise si suisse ait communiqué un tel message dans un cadre publicitaire, transmis sur la Radio Télévision Suisse (RTS) à toutes heures représente un signe très positif. On attend donc l’été 2021 pour découvrir si, enfin, nous verrons un homme mordre une glace… ou la lécher!