Le temps d’achever leurs études, d’entamer une carrière professionnelle, de réfléchir à la suite de leur vie et de trouver le partenaire idéal, certaines femmes ne sont plus en mesure de concevoir l’enfant désiré. La cryoconservation, soit la congélation préventive des ovocytes en vue d’une fécondation in vitro ultérieure, comble certaines inégalités biologiques entre les sexes. Tout en soulevant de nombreuses questions.
La participation des femmes au marché du travail a explosé durant les dernières décennies dans les pays développés. Aussi bien l’âge moyen du mariage que ceux du divorce et du premier enfant ont augmenté. L’espérance de vie a bondi. Ce qui est resté inexorablement stable, c’est le fait qu’à partir de 35 ans, la fertilité des femmes chute de manière abyssale. Créant un fossé tout aussi abyssal – du moins chez certaines d’entre elles – entre leur horloge sociale et leur horloge biologique. Le temps de se sentir prêtes à devenir mères, il est parfois trop tard: la tête dit oui, le corps dit non. Il y a une dizaine d’années, une nouvelle technologie est venue révolutionner le monde de la médecine reproductive. Et, dans la foulée, apporter beaucoup d’espoirs – et quelques réussites – aux femmes dont les circonstances de vie les ont amenées à se lancer «sur le tard» dans un projet de maternité. Appelée vitrification, cette technologie permet de conserver par le froid des ovocytes mûrs mais non fécondés – préalablement prélevés sous anesthésie – en les plongeant dans de l’azote liquide à -196 degrés. La vitrification permet de stocker les gamètes durant des années sans nuire à leur qualité. Une femme de 45 ans qui aurait eu recours à la cryoconservation à l’âge de 35 ans peut ainsi se lancer dans un processus de fécondation in vitro en bénéficiant en quelque sorte d’ovules 10 ans plus jeunes qu’elle.
Des employeurs intéressés
A ses débuts, la vitrification était avant tout destinée à congeler préventivement les gamètes de personnes sur le point de subir un traitement potentiellement nuisible à leur fertilité, par exemple une chimiothérapie. A partir des années 2010, des centres spécialisés dans la médecine reproductive ont entamé des campagnes de publicité encourageant les femmes à constituer une «réserve de fertilité» durant leur âge le plus fécond, ouvrant ainsi la voie à la cryoconservation pour des motifs non-médicaux. C’est ainsi qu’est né le terme «social egg freezing», ou «social freezing». Aux Etats-Unis, le phénomène est répandu, voire courant, dans la population aisée. Au Royaume-Uni, la demande pour la cryoconservation a triplé entre 2008 et 2013, relève la Commission nationale d’éthique dans le domaine de la médecine humaine (CNE) dans une prise de position sur la question publiée en 2017 (voir ci-dessous). Selon la même source, qui s’appuie sur une revue de la littérature existante, plus de la moitié des femmes s’adonnant au social freezing évoquent le gain de temps reproductif comme raison principale, ce qui leur permet notamment de trouver un futur père. Quant au cinquième des personnes interrogées, elles mentionnent en premier lieu la volonté de poursuivre une carrière avant d’avoir des enfants. A noter à ce propos qu’en 2014, un scandale a éclaté lorsque les entreprises Facebook et Apple ont eu l’idée d’utiliser la conservation préventive des ovules en guise de «fringe benefit», proposant à des collaboratrices de leur rembourser la procédure afin de les inciter à repousser à plus tard leur projet de maternité.
Pas d’âge maximal
En Suisse, des chiffres dévoilés en 2019 par la Fondation TA-Swiss montrent qu’environ 400 femmes auraient fait congeler leurs ovocytes – pour des raisons médicales ou sociales – en 2017. Côté coûts, il faut compter au moins 20’000 francs au total, calcule pour sa part la CNE. Ce montant comprend l’ensemble du processus de procréation, c’est-à-dire: injections de médicaments pour la stimulation hormonale, prélèvement des ovocytes, vitrification, stockage puis, le cas échéant, décongélation des gamètes et fécondation in vitro. D’un point de vue légal, la cryoconservation d’ovocytes non fécondés est régie par la Loi fédérale sur la procréation médicalement assistée, entrée en vigueur en 2001 puis révisée en 2017. La réglementation helvétique prévoit un plafonnement de la durée de conservation des ovules à 5 ans, renouvelable une fois, soit dix ans au total. Par contre, le droit suisse en vigueur ne fixe pas d’âge limite auquel une femme peut avoir recours à la fécondation in vitro de ses gamètes décongelés. Il est seulement stipulé que les futurs parents devront être en mesure de prendre en charge leur enfant jusqu’à sa majorité.
Pression sociale accrue…
Cette absence de limite ou, plus précisément, le fait que certains couples choisissent de se lancer relativement tard dans un projet de parentalité, ne laisse de loin pas tout le monde indifférent. Nombreuses sont les voix qui s’élèvent pour rappeler que plus l’âge de la mère est avancé, plus la grossesse présente de risques potentiels – que ce soit pour elle ou pour l’enfant – et moins elle offre de chances de réussite. Des études spécifiques à la cryoconservation montrent par exemple que dans des conditions médicales optimales, les chances cumulatives d’une naissance viable sont de 15,4% avec 5 ovules, 40,8% avec 8 ovules et 85,2% avec 10 à 15 ovules chez les femmes de 35 ans ou moins. Chez les 36+, ces pourcentages chutent respectivement à 5,1% (avec 5 ovules), 19,9% (avec 8 ovules) et 35,6% (avec 11 ovules). Les détracteurs du social freezing estiment en outre que cette pratique accroît la pression sociale – déjà importante – qui pèse sur les femmes. Certaines d’entre elles ont en effet l’impression de ne plus avoir d’«excuse» valable pour ne pas devenir mères: même lorsque leur activité professionnelle exige une grande flexibilité au niveau du lieu de travail et des horaires, on attend désormais d’elles qu’elles fassent d’abord carrière puis aient des enfants. Une autre source de critiques est à chercher du côté des informations encore trop souvent lacunaires dont disposent les femmes séduites par la congélation préventive d’ovocytes: pas assez conscientes du faible taux de réussite de la médecine reproductive à un âge avancé, elles peuvent être tentées de reporter leur maternité. Et, le moment venu, se heurter à un échec et ne plus avoir d’enfant du tout. Enfin, d’un point de vue éthique, il faut signaler qu’en raison de son coût élevé, cette procédure peut contribuer à renforcer les inégalités entre riches et pauvres.
… mais davantage d’égalité entre les sexes
A l’inverse, le social egg freezing présente plusieurs atouts mis en avant par ses défenseurs, à commencer par le gain pour les couples en termes d’options reproductives. Par ailleurs, à une époque où de nombreuses femmes prennent en pleine figure le décalage flagrant entre le moment idéal pour avoir un enfant du point de vue de la fertilité et du point de vue de la situation sociale et économique, cette méthode rétablit une forme d’égalité entre les sexes. A relever aussi que plusieurs études arrivent à la conclusion que les enfants nés alors que leur mère avait plus de 40 ans grandissent souvent dans un environnement plus stable et moins stressant. Les cliniques spécialisées dans la cryoconservation, elles, font un parallèle avec les assurances: on les contracte par sécurité, en espérant ne jamais en avoir besoin. Dans les faits, on estime à moins de 10% la part des couples qui se servent des gamètes congelés dans le cadre d’une fécondation in vivo; les autres parviennent à concevoir de façon naturelle… ou renoncent purement et simplement à leur projet de parentalité.
En 2017, la Commission nationale d’éthique dans le domaine de la médecine humaine (CNE) a pris position sur la congélation préventive d’ovules non fécondés. Ancien membre de la CNE, François-Xavier Putallaz, professeur de philosophie au Département des sciences de la foi et des religions de l’Unifr, revient sur cette publication.
François-Xavier Putallaz: Des membres de la Commission, confrontés quotidiennement à des demandes de social freezing, ont sollicité la CNE afin d’élaborer une prise de position exhaustive, traitant aussi bien des questions médicales qu’éthiques.
La principale difficulté tient à l’établissement d’un âge limite auquel implanter un embryon fécondé à partir d’ovocytes congelés. Certains pays le fixent à 45 ans, d’autres à 50, un centre suisse à 47 ans. Indépendamment des impératifs médicaux, non seulement fixer une limite est arbitraire – pourquoi pas 47 ans et deux mois? – mais le paradoxe s’avère insoluble: soit on fixe une limite – mais on ne respecte plus la liberté de la femme -, soit on laisse libre cours à cette liberté tout en sachant que porter un enfant à un âge avancé ne respecte pas l’exigence du bien de l’enfant. Personne n’a de solution.
La CNE exige que les femmes puissent prendre leur décision de façon autonome et éclairée. Cela implique d’une part un environnement social permettant de concilier maternité, perspectives professionnelles et indépendance financière. Ce afin que les femmes ne se sentent pas obligées de retarder la parentalité bien au-delà du milieu de la vie et qu’elles ne recourent que rarement à la médecine reproductive. D’autre part, il faut que les femmes soient bien informées sur les chances de succès de la fécondation in vitro, qui dépendent de nombreux facteurs tels que l’âge ou les restrictions légales sur la durée de la cryoconservation. La Commission propose d’ailleurs de lever la restriction de 10 ans actuellement en vigueur.
La CNE estime qu’en n’autorisant les femmes à conserver leurs ovocytes que durant 10 ans, on les incite à repousser l’âge auquel elles se font prélever les gamètes, au détriment de leur qualité. Voire à transférer leurs ovules dans des pays moins stricts en la matière.
Si l’on veut mettre l’accent sur le bien de l’enfant, qui est le critère primordial de la Loi fédérale sur la procréation médicalement assistée, on se heurte à une conception hyperindividualiste de «l’autonomie reproductive». Autrement dit, pourvu qu’elles respectent les standards médicaux, les techniques devraient être mises à disposition du désir de chacune. Dans ce contexte de «médecine du désir», il devient impossible de faire comprendre que l’éthique se fonde dans la nature de l’être humain, qu’il convient de développer le mieux possible. Puisque cette idée de «nature normative» est devenue inaudible, la tendance conduit progressivement à une instrumentalisation du futur embryon.
Si les dispositions légales s’assouplissent concernant le don d’ovocytes à d’autres couples (ndlr: actuellement, contrairement à celui de spermatozoïdes, le don d’ovules est interdit en Suisse), alors s’estompera le problème de la durée de conservation des ovocytes. La tendance «libérale individualiste» poussera vraisemblablement à un développement de cette technique. Mais le faible pourcentage de réussite n’induira-t-il pas une déception pour le couple, et donc davantage de souffrance?