Entre science et engagement, du labo à la rue, du terrain de recherche au monde, qui peut dire quoi? Aurianne Stroude, lectrice au Département de travail social, politiques et développement global, partage son point de vue sur la liberté de parole des scientifiques.
De manière générale, toute vérité est-elle bonne à dire?
Il me semble que pour répondre à cette question il faut distinguer le travail scientifique, c’est-à-dire la production de connaissances, et les rapports interpersonnels. Pour ce qui est du travail scientifique, il est nécessaire et utile de diffuser les connaissances produites même, et peut-être surtout, si elles vont à l’encontre de croyances communes ou de connaissances tenues pour vraies jusque-là. Cette diffusion permet le débat, la discussion, la confrontation et, dans l’idéal, la validation de ces connaissances qui peuvent alors être tenues pour «vraies» à un moment précis et dans un contexte donné. Cela implique aussi l’obligation pour les scientifiques de replacer toute connaissance dans son contexte de production et la nécessité d’expliciter son propre positionnement. Pour ce qui est des rapports interpersonnels, l’enjeu est différent et dépend probablement de chaque situation, mais là aussi il me semble qu’il s’agit de considérer le contexte et la temporalité.
Sur quoi portent vos recherches?
Je suis lectrice en travail social et chercheuse en sociologie de la transition écologique. Mes cours portent sur les méthodes participatives et collaboratives auprès de différents publics, les pratiques d’empowerment et d’autonomisation dans le travail social et la méthodologie de la recherche. À côté de ces enseignements, je m’intéresse à la transformation des modes de vie vers ce qu’on nomme aujourd’hui la sobriété. J’ai terminé ma thèse de doctorat en 2019 sur les trajectoires et les représentations des individus qui essayent de vivre plus simplement. Depuis, j’ai travaillé plus spécifiquement sur la transformation des imaginaires en lien avec le futur, les représentations du temps, la décroissance et les inégalités sociales en lien avec la transition écologique. J’ai eu la chance de participer également en 2021-2022 à un grand projet européen sur les leviers et barrières qui encouragent ou freinent la transition vers des modes de vie plus respectueux des limites planétaires. Actuellement, je m’intéresse aux liens entre travail social et transition écologique.
Certain·e·s scientifiques, notamment celles et ceux qui étudient le climat, ne se contentent pas de publier leurs résultats, mais tentent aussi d’alerter l’opinion publique ou d’inciter les autorités à l’action. Jugez-vous que c’est le rôle de la communauté scientifique ou que celle-ci doit se cantonner à ses recherches sans prendre position?
Dans un système politique idéal, dans lequel toutes les décisions seraient prises de façon impartiale en fonction des connaissances existantes, cette question ne se poserait pas de la même manière. Celles et ceux qui étudient le climat se rendent bien compte qu’année après année, les connaissances disponibles s’accumulent et ne sont pas prises en compte par les pouvoirs publics. Pour faire face aux nombreux défis actuels ou à venir identifiés par ces scientifiques, ce ne sont plus les connaissances qui manquent, mais les décisions politiques. Je le regrette, mais considérant le pouvoir des lobbys, des médias et de nombreux acteurs économiques, c’est sans doute aujourd’hui nécessaire que la communauté scientifique prenne position et dise «Attention, les connaissances sont là et voilà ce qui va se passer si on continue de prendre des décisions politiques qui servent les intérêts économiques à court terme de certain·e·s plutôt que la vie sur terre».
Certaines de vos recherches peuvent-elles susciter un débat scientifique, voire alimenter des discussions politiques? Si oui lesquelles? Est-ce déjà arrivé?
La transition écologique est au cœur de nombreux débats scientifiques et politiques actuels. Dans ce sens, mes recherches s’inscrivent dans une volonté d’alimenter ce débat et d’y participer. Concrètement, au-delà des discussions dans le milieu académique avec des collègues ou lors de colloques, j’ai eu l’occasion d’intervenir dans quelques médias et surtout j’échange régulièrement avec différent·e·s élu·e·s locaux et des personnes de mon entourage actives en politique. L’enjeu central pour moi est alors de faire passer le message qu’il faut recadrer les débats sur les modes de vie écologiques et la décroissance. Il ne s’agit pas d’imposer l’austérité et des privations de liberté ni de rêver à des solutions techniques miracles que la science pourrait peut-être inventer dans le futur. Le message important, c’est qu’on va devoir réorganiser la vie sociale autour de la satisfaction des besoins fondamentaux de chacun·e, en redéfinissant ensemble ce qui nous rend vraiment heureux·ses, ce qui participe au bien-être individuel et collectif. Pour que les citoyen·ne·s soient d’accord avec ces transformations, il faut sortir d’une logique de responsabilisation et de culpabilisation individuelles. Par exemple pour la mobilité, culpabiliser les gens qui prennent leur voiture ne sert à rien, par contre se demander ce qu’on a à gagner en passant à la mobilité douce, notamment au niveau de la santé, du bien-être, de l’aménagement du territoire ou de la qualité de l’air semble beaucoup plus pertinent. Et dans cet exemple, on ne peut pas penser la mobilité comme un choix individuel parce qu’il dépend des infrastructures à disposition et des normes sociales notamment. L’objectif politique central pour moi sur cette thématique serait de développer des visions partagées positives d’un avenir durable pour tout le monde et de faire des choix de société qui permettent de prendre ce chemin-là collectivement. Donc cela implique de se poser des questions comme «comment est-ce qu’on décide ensemble?», « qu’est-ce qui peut garantir notre bien-être sans mettre à mal celui des autres habitant·e·s de la planète ?» et « vers quel(s) avenir(s) est-ce qu’on souhaite se diriger?».
Iriez-vous jusqu’à la désobéissance civile: faut-il sortir du labo pour descendre dans la rue?
Je pense qu’il faut sortir du labo et descendre dans la rue. Cependant, c’est à chacun·e de définir sous quelle forme et avec quel message il ou elle descend dans la rue. Je comprends très bien celles et ceux qui s’engagent sur le chemin de la désobéissance civile. Je ressens une grande frustration face au décalage entre les décisions politiques et l’urgence climatique. Des mouvements comme Renovate ou Scientist Rebellion, malgré ou grâce à la polarisation qu’ils créent, participent à faire évoluer le débat et à mettre des sujets importants sur l’agenda politique. L’engagement de certain·e·s scientifiques dans ces mouvements est pour moi un signe fort pour rappeler que les connaissances sont là et qu’elles sont trop peu prises en compte. Si ces scientifiques passent à la désobéissance civile, cela montre que beaucoup ont le sentiment d’avoir épuisé toutes les options pour faire évoluer les choses depuis leur bureau. La science ne sert à rien si elle reste dans le labo ou dans les revues académiques. Personnellement, venant du travail social, je me sens plus à l’aise dans des démarches citoyennes qui visent à rassembler et promouvoir la cohésion sociale. C’est pour ça que je me suis beaucoup investie dans la marche bleue qui a sillonné la Suisse au printemps pour rejoindre Berne et demander le respect des accords de Paris. Initiée par quatre femmes (Valérie d’Acremont, médecin infectiologue, Bastienne Joerchel, directrice du CSP Vaud, Julia Steinberger, professeure d’économie et autrice principale du 3e groupe de travail du GIEC et Irène Wettstein, avocate) cette marche a duré plus de trois semaines et réunies à chaque étape plus d’une centaine de personnes, qui ont marché ensemble pour porter un message politique avant tout: nous devons prendre des mesures fortes pour réduire rapidement et drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre. C’est un chemin que nous devons prendre ensemble, qui doit être porté par les instances politiques, mais en incluant les milieux économiques et associatifs et en concertation avec la population et la communauté scientifique.
Pensez-vous que vous avez une légitimité, voire le devoir, en tant que scientifique, de participer au débat public?
Comme tout·e citoyen·ne, les scientifiques sont légitimes à participer aux débats publics et quand la science est systématiquement ignorée, je pense que la participation devient un devoir. En tant que chercheuse ou chercheur, nous avons aussi un bagage théorique et une maîtrise approfondie de certains sujets qui font que nous avons la possibilité d’appuyer nos opinions et de les légitimer à partir de connaissances reconnues comme fiables. Cependant, l’histoire nous a montré à plusieurs reprises que ce n’est pas parce que l’on est scientifique que l’on est neutre. Certain·e·s scientifiques utilisent leur statut et leur étiquette pour faire passer des messages qui défendent des intérêts non scientifiques. Donc oui, en tant que scientifique, on est légitime à participer au débat public, cela peut même être considéré comme un devoir dans certaines situations, mais que ce soit dans des enseignements, des conférences, les médias ou d’autres formes d’expression publique, il est selon moi toujours important de situer d’où on parle et de s’appuyer sur des connaissances validées et vérifiables. Plus spécifiquement en ce qui concerne mon champ d’études, alors que certaines sciences apportent des données factuelles ou techniques importantes pour alimenter le débat public, il me semble que la sociologie a aussi un rôle important à jouer. Comme l’a défini Eric Macé, la sociologie c’est la science des rapports sociaux qui permet notamment de penser les rapports de pouvoir et de mettre en lien des points de vue situés, pour saisir la dynamique et la complexité des sociétés contemporaines. C’est donc essayer de comprendre pourquoi le monde est ce qu’il est, alors qu’il pourrait être autrement. Dans ce sens, les sociologues ont selon moi le devoir de participer au débat public actuel sur la transition écologique, car il ne s’agit pas que de choix techniques ou économiques, mais avant tout de choix de société.
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- Page d’Aurianne Stroude
- Le magazine scientifique universitas a consacré également, dans son numéro d’avril 2023, une triple interview sur la question.
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