Ces vingt dernières années, la demande pour des services d’aumônerie musulmane a fortement crû dans les hôpitaux, les prisons, les centres fédéraux d’asile et l’armée. Un nouveau CAS du Centre Suisse Islam et Société de l’Unifr permet aux spécialistes concernés de remplir leur boîte à outils tout en se professionnalisant.
Les médecins de l’hôpital ont beau répéter à Selma que malheureusement, il n’y a plus rien à faire pour son nouveau-né. La jeune mère ne veut rien entendre et refuse catégoriquement que l’on débranche les machines qui maintiennent son fils en vie. Appelée à l’aide, une aumônière musulmane réalise que ce qui pourrait ressembler à de l’acharnement de la part de Selma résulte en fait d’une angoisse existentielle: celle que son bébé, qui n’a pas encore été circoncis, n’aille en enfer. L’accompagnatrice spirituelle propose alors de pratiquer un rituel symbolisant cet acte si important dans l’Islam.
«En Suisse, le domaine de l’aumônerie a beaucoup évolué ces dernières décennies et dans de nombreux cas, l’utilisation du terme plus large ‘accompagnement spirituel’, qui n’est plus directement lié à une confession, est davantage appropriée», relève Mallory Schneuwly Purdie. «En soi, c’est une bonne chose car traditionnellement, l’aumônerie était l’apanage dans notre pays des églises chrétiennes, plus précisément catholique et réformée», poursuit la collaboratrice du Centre Suisse Islam et Société (CSIS) de l’Unifr. Un duopole qui n’est plus représentatif de la cartographie religieuse helvétique. Rien que dans le cas de l’Islam, selon des chiffres de l’Office fédéral de la statistique publiés début 2023, quelque 5,7% des habitants de la Suisse âgés de plus de 15 ans se déclarent désormais musulmans.
Dans ces conditions, l’aumônerie tend à être de plus en plus œcuménique, à s’élargir à des bénéficiaires interconfessionnels et à ouvrir ses pratiques «dans le sens d’une aide inconditionnelle, centrée sur la personne». Reste que dans certains cas, «l’accompagnement par un aumônier d’une autre confession atteint ses limites». Outre l’exemple de Selma, Mallory Schneuwly Purdie cite celui de Hassan. Incarcéré, il a régulièrement bénéficié de l’appui de l’aumônier chrétien de la prison, dont il s’est dit très satisfait. Lorsque son père est décédé, Hassan a néanmoins eu beaucoup de peine à faire son deuil. Rétroactivement, il a réalisé qu’à ce moment-là, il aurait eu besoin de s’adonner, en compagnie d’un imam, à un rituel adapté.
Des besoins criant
«En 2015, le Centre Suisse Islam et Société a mené une recherche sur la formation dans le domaine de l’Islam en Suisse; il est ressorti de cet état des lieux qu’en ce qui concerne l’aumônerie, les besoins sont criants.» Prenant acte d’une hausse de la demande particulièrement élevée dans les hôpitaux, les prisons, les centres fédéraux d’asile et l’armée, le CSIS a lancé l’année suivante une série d’ateliers d’un jour. «Mais vu la densité de la matière et l’intérêt des parties prenantes à disposer d’une formation certifiante, nous avons décidé d’aller plus loin et de mettre sur pied un CAS (Certificat d’études avancées).» Baptisé «Pratiquer l’accompagnement spirituel musulman dans les institutions publiques», ce cursus est constitué de huit modules répartis sur dix mois, ainsi que de la rédaction d’un travail final. Il est destiné aux imams, aumôniers musulmans et toutes autres personnes déjà actives sur le terrain dans l’accompagnement spirituel ou souhaitant le devenir. La première volée francophone se verra remettre les diplômes le 1er décembre prochain.
Durant la formation, les participants étudient les approches de l’aumônerie en contexte séculier et pluriel, ainsi que les exigences spécifiquement liées à l’accompagnement spirituel dans quatre types d’institutions (hôpitaux, prisons, centres fédéraux d’asile et armée), précise Mallory Schneuwly Purdie, qui pilote ce CAS. Les enseignements se basent sur les connaissances contemporaines en matière de sciences humaines et de théologie et sur les expériences pratiques. «Il y a par ailleurs une volonté de sensibiliser les participants aux nuances cantonales induites par le fédéralisme; la liberté religieuse est un droit fondamental à l’échelle nationale mais ensuite, le cadre légal précis dépend des cantons.» (Voir encadré)
Deux générations complémentaires
La cuvée 2022-2023 du CAS comptait seize participant·e·s, dont onze femmes. «Les femmes endossent différentes responsabilités dans les associations musulmanes; elles sont notamment très présentes dans l’éducation religieuse des enfants», relève Mallory Schneuwly Purdie. L’aumônerie constitue une alternative pour des femmes voulant s’engager activement sur le terrain. «Leur présence déconstruit aussi le stéréotype d’une autorité religieuse uniquement détenue par des imams.»
Autre caractéristique de cette volée du CAS: deux générations s’y côtoyaient. «Il s’agissait d’une part de personnes d’une cinquantaine d’années, parfois immigrées de 1ère génération, et engagées depuis longtemps dans le tissu associatif musulman, souvent de façon bénévole.» D’autre part, «des participants plus jeunes, de la 2e ou 3e génération et dotés d’un solide bagage académique dans des domaines tels que le droit ou la psychologie». La responsable de la formation estime que ce mélange des âges, des expériences pratiques et des savoirs théoriques a créé une fantastique dynamique de groupe, dont s’est pleinement nourri le CAS.
Contribution au bien public
Sans surprise, les attentes et besoins en matière d’accompagnement spirituel de personnes emprisonnées, hospitalisées, hébergées dans un centre d’asile ou fréquentant l’école de recrue ne sont pas du tout homogènes. Dans ce contexte, «l’un des objectifs principaux du CAS est d’aiguiser la compréhension du rôle des aumôniers dans les institutions publiques, ce de façon différenciée», souligne la docteure en sciences et sociologie des religions. En termes quantitatifs, «l’hôpital génère les besoins les plus nombreux et les plus diversifiés». La spécificité du travail d’un aumônier dans ce contexte, «c’est qu’il accompagne la personne non seulement dans une souffrance mentale mais aussi dans une souffrance physique». Il s’agit alors de l’aider à accueillir la maladie ou les blessures, tout en acceptant les traitements médicaux.
En milieu carcéral, l’une des particularités de l’accompagnement spirituel tient à la composition de la population détenue, qui correspond en terre helvétique «à quelque 90% d’hommes et 70% d’étrangers». En prison, «il faut aider les personnes à gérer la culpabilité et la honte, notamment celle ressentie par les migrants venus chercher un moyen de subvenir aux besoins de leur famille et qui, suite à un enchaînement d’événements, se retrouvent derrière les barreaux, à des kilomètres de leur but initial.» Sans oublier les difficultés liées à la séparation et à la peur de la double peine. «Globalement, la prison est un espace de vulnérabilité extrême», précise Mallory Schneuwly Purdie, qui a consacré de nombreuses études au milieu carcéral. «On estime qu’en moyenne, une personne détenue connaît des troubles somatiques au bout de deux jours déjà, notamment en raison de l’exiguïté et du manque de mouvement.»
L’observatrice relève qu’en contexte carcéral, l’accompagnant spirituel est souvent la seule personne qui est en mesure de venir en aide aux détenus sans être tenue de produire un rapport dans la foulée. Dans le domaine de l’asile aussi, l’aumônier constitue parfois le seul soutien à des personnes qui, en plus de la peur du renvoi, vivent régulièrement avec des traumatismes liés à des violences multiples. «Les aumôniers apportent une énorme contribution au bien public, au bon fonctionnement de la société; or, trop souvent encore, ils ne disposent pas du soutien et des outils spécifiques pour mener à bien leur mission», constate la responsable du CAS.
Le cadre légal régissant les pratiques en matière d’aumônerie dépend des cantons.» Genève est ainsi marqué par la Loi sur la laïcité de l’Etat, alors que le canton de Vaud adopte un régime de reconnaissance. «En terre vaudoise, l’aumônerie est une prérogative des Eglises reconnues de droit public ou d’intérêt public; hormis la communauté israélite, aucune autre communauté religieuse n’a à ce jour obtenu la reconnaissance d’intérêt public», explique Mallory Schneuwly Purdie. Dans ce contexte, «les interventions de représentants des communautés non reconnues ne sont pas formalisées; négociées au cas par cas, elles répondent à des besoins ponctuels et précis». En revanche, le canton de Genève ayant supprimé le financement des cultures, toute communauté religieuse souhaitant proposer un accompagnement spirituel a le droit de faire une demande d’admission à des relations avec l’Etat. Une association d’aumônerie musulmane est notamment active aux HUG. Dans les cantons de Fribourg ou du Valais, l’intervention d’un représentant d’une confession non reconnue se fait aussi de façon informelle, souvent pas le biais des réseaux de connaissances des aumôniers institutionnelles. Certaines institutions comme les prisons confient cependant des mandats précis à des intervenants musulmans, notamment pour la direction de la prière du vendredi.