Philippe G. Nell est un habitué de l’American College Programm de l’Université de Fribourg. Cette année, le Chef du secteur Amériques au Secrétariat d’Etat à l’économie a choisi d’apporter son éclairage sur un sujet de grande actualité: les relations économiques entre la Suisse et les Etats-Unis.
Vous avez choisi de parler des relations économiques entre la Suisse et les Etats-Unis à un parterre d’étudiants américains. Est-ce une thématique qui vous donne des cheveux blancs depuis l’accession de Donald Trump à la présidence?
Philippe Nell: La Suisse et les Etats-Unis entretiennent des relations étroites depuis de nombreuses années. Les deux pays sont souvent nommés «Sister Republics» car, d’une part, les pères fondateurs des Etats-Unis se sont basés sur le régime suisse pour établir en 1777 une première constitution organisant les treize premiers Etats en une Confédération. En 1787, une nouvelle constitution fédérale octroyant davantage de pouvoirs à l’Etat fut adoptée. D’autre part, la Suisse se sépara également du modèle confédéral et s’inspira des Etats-Unis pour sa Constitution de 1848. Sur le plan économique, les relations de la Suisse avec les Etats-Unis ont des bases solides. Les Etats-Unis sont la deuxième destination des exportations suisses après l’Allemagne et le premier pays de destination des investissements suisses à l’étranger. Je présente chaque année un exposé aux étudiants effectuant le programme américain d’un mois de l’Université de Fribourg. Ce n’est pas la première fois que certains secteurs de l’économie suisse sont confrontés à des défis importants avec les Etats-Unis. Notre relation est cependant très vaste, solidement ancrée et repose sur de nombreux facteurs.
L’administration Trump, avec ses velléités protectionnistes – nous pensons notamment aux taxes sur l’acier et l’aluminium – menace-t-elle la prospérité helvétique? Ressent-on déjà des effets sur certains secteurs économiques?
La prospérité de la Suisse repose sur de nombreux éléments qui ont été façonnés au fil des décennies. Je relèverais notamment un système éducatif très performant, une excellente formation professionnelle par le biais de l’apprentissage, de très bonnes universités et hautes écoles, des investissements considérables dans la recherche, le développement et l’innovation, une politique macroéconomique rigoureuse, une infrastructure très développée, la paix sociale, une grande ouverture face aux marchés extérieurs, une réputation de qualité, de fiabilité et de ponctualité ainsi qu’un régime fiscal compétitif. Ceci se traduit par le fait que cette année, la Suisse occupe à nouveau le premier rang dans l’indice mondial de l’innovation établi par l’Université de Cornell, l’INSEAD et l’organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI). Il s’agit cependant de relever que les entreprises suisses font constamment face à des défis externes, l’un des principaux de ces dernières années ayant été l’appréciation du franc suisse face à l’euro. S’agissant des mesures des Etats-Unis concernant l’acier (augmentation de 25% des droits de douane) et de l’aluminium (augmentation de 10% des droits de douane), elles concernent une part très faible des exportations suisses de ces produits. Il n’en demeure pas moins que quelques firmes pour lesquelles le marché des Etats-Unis est important sont particulièrement touchées. Cette évolution est préoccupante et la Suisse considère que ces mesures, basées sur la sécurité nationale des Etats-Unis, ne sont pas justifiées. Les inquiétudes des firmes suisses portent également sur une extension des mesures américaines notamment au secteur automobile.
La Suisse affiche un excédent commercial avec les Etats-Unis, ce que ne semble pas goûter Donald Trump. Craignez-vous des mesures de rétorsion, à l’instar de ce qui se passe avec la Chine?
La situation de la Suisse est différente de celle de la Chine pour trois raisons. Premièrement, notre excédent commercial face aux Etats-Unis (2017: CHF 15 milliards) demeure minime par rapport à celui de la Chine (2017: USD 375 milliards) et d’autres pays. Par ailleurs, notre excédent commercial est presque compensé par notre déficit en matière de services. Il s’agit aussi de tenir compte de nos investissements considérables aux Etats-Unis (2016: CHF 234 milliards; plus du double de nos investissements en Allemagne, France, Italie et Autriche) avec plus de 300’000 emplois. Deuxièmement, le système économique suisse libéral s’apparente à celui des Etats-Unis ce qui n’est pas le cas de la Chine, pas encore reconnue par les Etats-Unis comme une économie de marché. Troisièmement, les Etats-Unis reprochent à la Chine des politiques discriminatoires et des mesures restrictives liées au transfert de technologie, à la propriété intellectuelle et à l’innovation; la Suisse n’a pas ce genre de problème avec les Etats-Unis.
Pour les entreprises, il est fondamental de disposer d’un cadre juridique et politique stable. Est-ce que les incertitudes actuelles minent la confiance et mettent en danger les investissements?
Les entreprises effectuent des investissements dans une optique à long terme. Le marché des Etats-Unis demeure le plus grand et le plus intéressant du monde avec 326 millions de consommateurs. Les mesures de protection actuelles pourraient influencer la localisation de certains investissements de firmes ou les différer dans l’attente d’une situation plus prévisible.
La Suisse a-t-elle ressenti une différence depuis le changement d’administration dans ses négociations commerciales avec les Etats-Unis? Quelle est sa marge de manœuvre?
Le chef du Département de l’économie, de la formation et de la recherche, Johann N. Schneider-Ammann, a eu plusieurs contacts avec des membres du cabinet des Etats-Unis au cours des derniers mois. J’ai personnellement participé à une réunion avec le secrétaire du commerce des Etats-Unis, W. Ross, le 18 juillet 2017 à Washington. Les problèmes sont abordés avec une grande clarté. L’approche des Etats-Unis avec la doctrine «America First» du président D. Trump se démarque de manière substantielle en matière de politique commerciale par rapport aux administrations précédentes. L’intérêt national et l’approche bilatérale sont privilégiés par rapport au multilatéralisme. Dans le domaine de l’acier, des importateurs américains de produits suisses ont demandé des exceptions au prélèvement de droits de douane étant donné le degré très spécialisé de nos produits et la Suisse une exception pour l’ensemble du pays. La Suisse a également demandé des consultations aux Etats-Unis dans le cadre de la procédure de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce.
Vous êtes rompu aux négociations avec l’Union européenne et avec les pays de l’Amérique latine. Qu’est-ce qui change quand vous avez en face de vous des interlocuteurs américains?
Les points à traiter sont mis sur la table en toute clarté et très rapidement. Les Etats-Unis ont de nombreux partenaires, fixent leurs priorités et l’efficacité est essentielle. Il est important de faire parfois preuve de patience De très bons arguments sont déterminants pour prévaloir.
Peut-on vraiment négocier avec les Etats-Unis, ce partenaire qui, de par sa puissance, impose de manière unilatérale ses lois au-delà de ses frontières (cf. Information sur les ressortissants américains ayant des comptes en Suisse. FATCA)? La Suisse a-t-elle les armes pour se défendre?
Les Etats-Unis sont la plus grande puissance politique, économique et militaire du monde. Ils ont joué un rôle capital pour mettre fin à la deuxième guerre mondiale, établir un nouvel ordre économique mondial, faciliter la reconstruction (Plan Marshall) et le retour à la prospérité de l’Europe de l’ouest. Aujourd’hui, ils jouent encore un rôle important dans plusieurs parties du monde pour maintenir la stabilité avec une présence militaire. Fort de cette position politico-économico-militaire, leur Congrès adopte certaines législations avec une portée extraterritoriale, comme par exemple le transfert d’informations bancaires par les institutions financières étrangères concernant des ressortissants américains afin de combattre la fraude fiscale. Le gouvernement a également une position très restrictive face à divers pays dont Cuba et l’Iran avec un impact significatif sur les firmes ou les personnes non-américaines.
De par sa taille économique et sa très grande dépendance envers le commerce extérieur, la Suisse doit s’adapter à l’évolution internationale. Sa marge de manœuvre face aux Etats-Unis est limitée, bien qu’elle puisse toujours présenter ses vues. Il relève généralement de son intérêt de chercher des solutions de coopération avec chaque partenaire. Par ailleurs, elle peut agir de manière efficace et utile dans les enceintes internationales en assumant des présidences, en effectuant des contributions de substance et en travaillant avec des coalitions de membres partageant ses vues.
Phillippe G. Nell est chef du secteur Amériques au Secrétariat d’Etat à l’économie. Il est titulaire d’un Ph.D en relations internationales de l’université de Denver (USA) et Privat Docent de la Faculté des sciences économiques et sociales de l’Université de Fribourg.
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