A en croire le travail de Master de Bastien Nançoz, François Mitterrand a sans doute été l’un des présidents français les mieux intentionnés à l’égard de la Suisse. S’y rendant à huit reprises, il y a toujours plaidé la place du pays au sein de la Communauté européenne, en vain.
Quand François Mitterrand (1916-1996) foule le sol neuchâtelois en 1983, cela faisait plus de septante ans qu’aucun chef d’Etat français n’était venu en Suisse en visite officielle, une absence incongrue pour deux pays voisins, un «oubli historique tout à fait dommageable», selon le président français. Au cours de ses deux septennats, François Mitterrand fait bien plus que combler ce hiatus béant: il se rend dans chacune des régions linguistiques du pays, où il déguste les spécialités locales, dont certaines au parfum d’interdit, comme le fameux soufflé à la fée verte qui lui est servi à l’hôtel DuPeyrou.
Le chef d’Etat socialiste noue également des amitiés sincères avec certains conseillers fédéraux, en particulier avec Adolf Ogi, à qui il rend une visite semi-officielle dans son village de Kandersteg. «C’était un geste hors du commun vis-à-vis de moi, et aussi vis-à-vis de la Suisse», se remémore l’ancien président de la Confédération. Cette affection pour la Suisse ne manque pas d’étonner les journalistes, à qui Mitterrand explique le plus simplement du monde qu’«il y a des endroits où on aime aller, il y en a d’autres où on aime moins aller. En l’occurrence, j’aime bien aller en Suisse. Je ne demande pas toujours la permission, j’y vais comme cela.»
Un «passeur d’Europe» dans une Suisse réticente
Au-delà de l’anecdote, et c’est ce que Bastien Nançoz s’attelle à démontrer, François Mitterrand profite de ses incursions en territoire helvétique pour vanter le projet de construction européenne, dont il est l’une des chevilles ouvrières. Non sans effet, à en croire l’étudiant fribourgeois, puisque «la ferveur nouvelle des relations diplomatiques franco-suisses insufflée par François Mitterrand entraîne une partie des dirigeants helvétiques dans une marche rapide du pays vers la Communauté européenne dès 1990». Toutefois, Mitterrand se garde bien de chercher à convaincre la Suisse de rejoindre l’Europe des Douze. «… je ne dirai pas que je souhaite que la Suisse rentre dans la Communauté, je dirai: la Suisse est dans l’Europe et je souhaite que l’Europe s’organise», affirme-t-il à Lugano en juin 1991.
Cet enthousiasme communicatif a-t-il contribué à inciter le Conseil fédéral à déposer une demande d’adhésion de la Suisse à l’Union européenne en mai 1992? C’était mal connaître la défiance croissante de la population suisse, en particulier alémanique, envers l’intégration européenne. Le 6 décembre 1992, le peuple et les cantons disent «nein» à l’Espace économique européen (EEE). Et Bastien Nançoz de conclure: «Incapable de saisir la chance et la perspective d’avenir que constituait l’Europe décrite par François Mitterrand (…), la Suisse a ainsi manqué son rendez-vous avec l’Europe et est restée «spectatrice» de la construction européenne. »
Sans rancune
Loin de s’en offusquer, François Mitterrand continue de rendre visite à ses homologues suisses et salue l’objectif, inchangé, du Conseil fédéral d’intégrer la communauté européenne. Selon Bastien Nançoz, sa loyauté à l’égard du pays et la qualité des relations qu’il y entretient ont sans doute évité des mesures de rétorsion de la part des Douze.
D’ailleurs, Mitterrand ne perdra jamais espoir de voir la Suisse rejoindre son grand projet européen, lui qui, une année après le 6 décembre 1992, déclare aux journalistes de la NZZ: «Quant à la Suisse, je l’invite, comme je l’ai toujours fait, à se joindre à cette grande œuvre. Je suis convaincu qu’elle ne s’y perdra pas, et qu’elle y trouvera au contraire sa place, son rôle, et un surcroît de fécondité dans les actions dont le monde a besoin.»
Mais le temps ne lui a pas donné raison, ou pas encore. En 2016, le président Johann Schneider-Ammann a officiellement retiré la demande d’adhésion à la communauté européenne, enterrant définitivement la vision mitterrandienne de la place de la Suisse au sein du projet européen.
Entretien avec Bastien Nançoz, lauréat du Prix Jean-Baptiste Duroselle 2019
Bastien Nançoz, comment vous est venu l’idée de ce mémoire?
En 2016, j’ai participé à un séminaire intitulé «François Mitterrand 1916-1996-2016, socialisme et Europe» et, presque fortuitement, Gilbert Casasus m’a parlé de ses contacts avec l’Institut François Mitterrand de Paris. Il m’a fait remarquer que jusqu’ici personne ne s’était penché sur les liens entre Mitterrand et la Suisse. Sans savoir à quelles archives j’allais pouvoir avoir accès, ni la problématique que j’allais adopter, j’ai estimé que cela pouvait être un bon sujet de mémoire de master.
Pour quelle raison avoir mis l’accent sur la période 1989-1993?
C’est une période de changements considérables, historiques, avec la chute du mur de Berlin en particulier. Dans ce contexte troublé, Mitterrand devient un acteur-clé de la construction européenne aux côtés d’Helmut Kohl, le chancelier allemand, et de Jacques Delors, président de la Commission européenne. La fin de la guerre froide et l’émergence du marché unique forcent la Suisse à se positionner.
Quand on étudie une période si récente, est-il difficile d’avoir accès aux archives?
C’était là l’une des difficultés essentielles. Souvent les archives ont un délai de communicabilité de plusieurs décennies, 60 ans même pour celles de la présidence de la République. J’ai donc dû faire de fastidieuses demandes de dérogation. Cela a pris un an, mais j’ai finalement eu accès à des fonds très intéressants, notamment à Nantes où se trouvent les archives des représentations diplomatiques françaises à l’étranger.
Paris, Nantes, une année d’attente… n’est-ce pas beaucoup de travail pour un «simple» mémoire de master?
J’avais un plan précis et ça m’a donc permis de ne pas perdre le cap. Entre les archives fédérales suisses et les archives nationales françaises, il aurait été facile de s’égarer!
De votre travail, il ressort que Mitterrand s’est montré particulièrement bienveillant envers la Suisse?
On peut clairement parler de «parenthèse Mitterrand». Avant lui et après lui, la France ne s’intéresse guère à notre pays. Pire, selon Carlo Jagmetti, ambassadeur de Suisse en France, des personnalités politiques françaises auraient même tenu «des propos cyniques, voire grossiers… à l’égard de la Suisse», tandis qu’il considère François Mitterrand comme l’un de «nos meilleurs amis».
Comment expliquer cette amitié pour la Suisse?
J’hésite à parler d’«amitié», mais je pense qu’il y a un jeu de séduction. Mitterrand était là pour séduire la Suisse car il sentait la population hésitante à l’égard du projet européen. Il a cependant sans doute été à son tour séduit par les personnalités qu’il rencontrait: Pierre Aubert, René Felber, Jean-Pascal Delamuraz et Adolf Ogi. Cela en fait des conseillers fédéraux avec qui il a noué une relation privilégiée!
Dans votre mémoire, on ressent votre sympathie pour l’idée européenne. Vous affirmez même que le 6 décembre serait «un rendez-vous manqué pour la Suisse». Est-ce une attitude bien objective?
Les années 80 constituent un âge d’or. C’est la naissance de l’Union européenne, un projet communautaire à l’origine de la paix durable que connaît le continent. On a tendance à l’oublier aujourd’hui. Donc oui, je pense que, le 6 décembre, la Suisse a manqué un rendez-vous avec l’histoire.
Votre travail vous a valu le prix Jean-Baptiste Duroselle 2019. C’était une surprise?
Oui, bien sûr! C’est un honneur. Le prix me sera remis le 13 décembre à Paris; à cette occasion, je donnerai une présentation au Quai d’Orsay. C’est assez prestigieux!
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