Pascal Pichonnaz vient d’être nommé président du European Law Institute, une plateforme de réflexion essentielle au niveau du droit européen. Une ascension qui intervient quelques mois à peine après son élection au poste de 2e vice-président, en septembre 2019. Il nous accordait alors une interview enthousiaste.
Article mis à jour le 15.02.2021; première publication le 13.09.2019
Pascal Pichonnaz, vous venez d’être élu deuxième vice-président du European Law Institute (ELI). Qu’est-ce qui vous attend dans cette fonction exactement?
Le comité exécutif du European Law Institute (ELI) est composé de sept personnalités. A ce titre, je participerai à la mise en œuvre de ses objectifs et de ses projets. Cette association compte aujourd’hui plus de 1500 membres. Ce sont des personnalités juridiques de tous les pays de l’Union européenne et au-delà: juges de cours suprêmes, professeurs de renom, chercheurs, avocats et notaires…
En tant que 2e vice-président, je représenterai aussi l’ELI auprès des diverses autorités politiques et judiciaires ou des associations de juges, d’avocats ou de notaires de l’Union européenne ou des Etats en Europe. J’exercerai cette fonction aux côtés de la présidente, la Professeure Christiane Wendehorst de Vienne, et du 1er vice-président, Sir John Thomas of Cwmgiedd, ancien Chief Justice of England and Wales, la plus haute autorité judiciaire anglaise.
C’est la première fois qu’une personne provenant d’un Etat non-membre de l’Union européenne est membre du comité exécutif. A mon sens, c’est une évolution très positive, puisque bon nombre de questions actuelles ne se posent pas uniquement ou spécifiquement pour l’UE.
Quels sont le rôle et les objectifs de l’ELI?
Créé en 2011, le European Law Institute (ELI) a pour objectif principal de proposer des principes, des règles-modèles, ainsi que des solutions concrètes sur des thèmes importants du développement du droit en Europe, en particulier au sein de l’Union européenne. L’un des premiers projets fut d’ailleurs d’analyser et de proposer des amendements à un droit commun de la vente pour l’UE, que le Parlement européen a repris presque textuellement lors de l’adoption du projet.
De même, la Commission européenne s’appuie sur les résultats de ces projets pour décider de stratégies ou proposer de nouvelles règles. Ainsi, les règles-modèles pour les droits et devoirs des plateformes en ligne ont déjà été considérées de près par la Commission européenne, avant même leur adoption. Elles serviront de point de départ pour préparer une directive européenne sur les devoirs des intermédiaires en ligne, tels que Amazon, E-Bay ou encore Tripadvisor. L’ELI est donc, en quelque sorte, le pendant du prestigieux American Law Institute (ALI), qui propose des principes non contraignants à la communauté judiciaire et aux législateurs; des principes qui sont presque systématiquement suivis par ces acteurs en raison de leur qualité et de leur importance.
Les progrès technologiques sont fulgurants et la présence du numérique désormais incontournable. Comment adapter le paysage juridique à ces nouveaux défis?
L’ELI a, en effet, saisi ces défis à bras-le-corps. Un projet-phare est l’établissement de principes préparés en commun entre l’American Law Institute et le European Law Institute pour la Data Economy, l’économie des données. En effet, le marché repose de plus en plus sur les données numériques. Il s’agit alors de s’assurer que les acteurs disposent des outils juridiques appropriés pour régler non seulement leurs relations juridiques, mais aussi pour s’assurer que les droits de ceux dont on utilise les données – pour en créer d’autres, par exemple – soient préservés. Les travaux de cette institution sont à la pointe, notamment sur ces questions, puisqu’ils résultent de l’interaction de juristes renommés, issus de tous les Etats européens et même des Etats-Unis, et dont les solutions sont testées aussi auprès des acteurs sur le terrain.
Numérique et droit: les deux branches ne semblent pas évoluer dans la même temporalité. Ces deux rythmes peuvent-ils être réconciliés?
C’est, en effet, un enjeu important. La technologie évolue très vite, blockchain, algorithmes et intelligence artificielle posent des défis que le droit, dans son rythme législatif,a de la peine à relever. Toutefois, au travers de principes plus souples – agiles, diraient les informaticiens – on peut proposer des solutions juridiques qui, si elles sont convaincantes, vont coller plus facilement à la réalité. Par exemple, un projet sur la blockchain et les contrats intelligents (smart contracts) teste divers contrats intelligents existant sur le marché pour déterminer les enjeux éthiques et juridiques spécifiques et proposer des solutions.
A mon sens toutefois, le défi le plus important pour les législateurs et les juges n’est pas tant le rythme différent du temps judiciaire ou législatif et du temps technologique, mais une compréhension suffisante du fonctionnement de la technologie pour être en mesure d’apporter les meilleures solutions juridiques ou de trancher correctement les questions de responsabilité.
On dit souvent que l’Europe, et la Suisse en particulier, a manqué le train en marche. Qu’en dites-vous?
L’Europe s’est ressaisie, me semble-t-il. Depuis quelques années déjà, la Commission européenne a investi beaucoup d’énergie pour tendre vers un marché numérique unique, en cherchant à poser les conditions-cadres d’un développement à la fois éthique et préservant les droits des individus. Il faut toutefois prendre conscience que les acteurs sont multiples et les interactions internationales. De plus, les projets et les idées s’influencent mutuellement au-delà des continents. La Silicon Valley n’a plus le monopole des «bonnes solutions». Les troisièmes Swiss digital days, qui se sont déroulés à Bâle au début septembre, ont montré qu’économie, politique et science sont sur le pont, afin d’avancer ensemble vers des solutions durables. En matière de cryptomonnaies, par exemple, Zurich et Zoug semblent avoir une position internationalement reconnue. Cette cryptovalley se développe aujourd’hui aussi grâce au concours de la FINMA et entraîne le reste de la Suisse dans son sillage.
Certains grands thèmes seront incontournables ces prochains mois. Je pense à l’Intelligence artificielle (IA), par exemple…
L’IA est, en fait, la corrélation entre une accumulation très importante de données (big data) et des algorithmes toujours plus performants. Cela pose deux séries de questions. Premièrement, comment ces données sont-elles collectées? Y a-t-il un droit de regard sur les données accumulées, cogénérées et retravaillées? Et dans quelle mesure cette accumulation doit-elle être autorisée ou consentie? Deuxièmement: peut-on avoir un droit de regard sur les critères retenus par les algorithmes utilisés ou doit-on accepter l’idée d’une boîte noire qui, telle la Pythie de Delphes, délivre un oracle que l’on ne peut ni contrôler, ni analyser, ni contredire?
Un projet de l’ELI porte justement sur le recours à l’IA dans la procédure administrative. Les administrés peuvent-ils exiger de connaître les critères qui ont, par exemple, permis à une IA de retenir certains candidats plutôt que d’autres pour un poste d’enseignant? Un tribunal italien vient de répondre par l’affirmative. Reste à savoir si cela est techniquement possible et, si tel n’est pas le cas, comment s’assurer que l’être humain qui recourt à l’IA peut transmettre les critères justifiant la décision prise.
L’utilisation des nouvelles technologies au sein des entreprises a aussi radicalement changé l’environnement de travail, avec des impacts humains très importants. Comment réglementer des processus et protéger efficacement les travailleurs?
Les enjeux sont nombreux. Les nouvelles technologies offrent des potentialités énormes et innovantes. Une réglementation trop importante et trop rapide pourrait freiner l’innovation et les potentialités économiques. Mais, en même temps, si l’on attend avant d’agir, avant de poser des conditions-cadres minimales, l’impact sur les comportements et les conditions de travail sera nettement plus faible. La solution est donc multidimensionnelle, puisque la révolution digitale a des effets tant sur l’engagement des employés (et les critères de choix qui doivent respecter certains principes de non-discrimination), que sur leur condition de travail ou la perte de leur emploi. Une intelligence artificielle peut-elle décider quels sont les employés à licencier? Tout dépend, en fait, des critères retenus dans l’analyse: quantitatifs uniquement ou également qualitatifs, d’interaction sociale etc. C’est pourquoi l’Union européenne s’attèle aujourd’hui à obliger les utilisateurs de l’IA à communiquer les critères ou les formules sur lesquels ils se basent.
Les big data représentent également un motif d’inquiétude pour la population. Qu’il s’agisse de données médicales, bancaires ou autres, la question est très délicate…
Bien sûr et c’est légitime. On devrait non seulement être informé de la collecte de données, mais aussi pouvoir décider à qui ces données sont transmises. Cela permettrait aux individus d’en retrouver (partiellement) la maîtrise. Toutefois, probablement par apathie rationnelle, vous et moi ne réagiront vraiment à ces informations ou ces choix que si nous percevons un risque important et plus ou moins immédiat. Le plus souvent, toutefois, ces risques nous semblent plutôt abstraits et lointains. Combien de fois avez-vous relu et décoché les options proposées, lorsqu’un message vous informe qu’un site prélève vos données, alors que vous pouviez simplement cliquer sur «ok»? Les données médicales et bancaires retiennent beaucoup l’attention. Pourtant, nous livrons, sans broncher, de très nombreuses autres données qui permettent d’en savoir bien plus sur notre personnalité, nos habitudes de vie, notre santé ou notre fortune.
Le système de blockchain reste une thématique assez obscure et complexe pour le grand public. Quels sont les changements dont nous devrions impérativement être conscients?
Les blockchains conservent des informations qui ne peuvent plus être modifiées et, si elles sont publiques, elles rendent ces données accessibles à tous. Ces sortes de registres publiques sont, en outre, décentralisés, ce qui rend toute altération pratiquement impossible. Les blockchains sont donc, en quelque sorte, plus sûres et plus fiables que les registres fonciers ou ceux du commerce. Comme le montre le projet de l’administration genevoise sur la signature électronique et la blockchain, l’enjeu est toutefois de s’assurer que l’information soit contrôlée et certifiée avant d’y être placée, puisqu’après elle y reste, de manière stable, durable et transparente.
Toutes ces problématiques relèvent-elles des droits nationaux ou européens? Comment gérer les éventuels conflits d’intérêt?
Dans le monde digital et globalisé, la réponse devrait être donnée simultanément à différents niveaux et pas uniquement par des actes de parlements nationaux ou européens. Les acteurs sont aussi conscients des problèmes et des enjeux. On peut donc envisager un phénomène d’influences croisées non seulement entre les acteurs étatiques – nationaux et européens ou internationaux –, mais aussi avec les divers acteurs non-étatiques. Il faut donc à la fois s’informer sur les actions en cours pour éviter d’agir seul dans son coin, mais aussi intervenir assez tôt pour influencer ce que font les autres. La récente loi du Liechtenstein sur la blockchain ne pourra pas tout régler au Liechtenstein, ni ailleurs, mais elle influence des réflexions qui ont lieu dans d’autres cercles européens ou asiatiques, notamment. En ce sens, le European Law Institute est l’endroit idéal pour rassembler les divers acteurs de tous les pays européens autour de mêmes projets.
Lors de la réunion du Conseil du European Law Institute les 11 et 12 février 2021, le Professeur Pascal Pichonnaz, actuel 2e vice-président, a été élu comme président du ELI pour une période de deux ans, dès le mois de septembre 2021. Son 1er vice-président sera Lord John Thomas, ancien Lord Chief Justice of England and Wales et la 2e vice-présidente Me Anne Birgitte Gammeljord, avocate à Copenhagen, ancienne présidente des barreaux européens. Le caissier, le Professeur Pietro Sirena, doyen de la Faculté de droit de Bocconi à Turin, complète les nouveaux dirigeant·e·s de l’ELI.Cette nomination est importante. En effet, le European Law Institute est un Institut indépendant qui présente des projets pour améliorer la réglementation en Europe dans tous les domaines du droit. Composé de représentant·e·s de juges, de professeurs et de professionnel·le·s de premier plan, l’Institut et son président sont ainsi en relation étroite avec la Commission européenne, le Parlement européen, mais aussi avec les représentant·e·s des divers pays en Europe. Au travers du Professeur Pichonnaz, c’est non seulement la Faculté de droit de Fribourg qui démontre un peu plus la position qu’elle détient en Europe, mais c’est aussi une très belle opportunité pour la Suisse, d’être au cœur de la préparation de projets à la pointe de l’évolution du droit en Europe.