M le béni
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M le béni

Y a-t-il lettre plus sacrée que le M? Songez donc: tel qu’on le prononce au Moyen âge, le M rime tantôt avec gemme, tantôt avec âme. Thibaut Radomme, postdoc FNS attaché au projet de recherche «Jeux de lettres et d’esprit dans la poésie manuscrite en français» dirigé par la Prof. Marion Uhlig, nous emmène sur les traces de cette figure à trois pieds, comme la décrivait Huon le Roi de Cambrai.

Douzième lettre d’un alphabet qui, dans sa déclinaison médiévale, n’en compte que vingt-trois (le i et le j se confondent, de même que le u et le v ; quant au w, il ne sera intégré que tardivement à l’alphabet français), le M rayonne, solaire, en son centre numérique. Au XIIIe siècle, le poète Huon de Cambrai – dont David Moos vous entretenait au mois d’octobre dernier – voit, dans les trois jambages du M tracé sur la page du manuscrit, une image de la Trinité:

M a trois piés en sa figure […] M eut en li cele personne
Qui devint une et trois ensoune:
Le saint Espir, le Fil, le Pere

(Huon le Roi de Cambrai, L’ABC par ekivoche, v. 171‑177)
Traduction: M a trois pieds en sa figure […] M eut en elle cette personne qui devint une et trois ensemble: le Saint Esprit, le Fils, le Père.

Un symbole de la Vierge
Son contemporain Jacques de Baisieux déchiffre quant à lui, dans les jambages du M, un symbole du rôle de moieneresse, de médiatrice que la Vierge joue entre le Christ et l’homme:

Une M a trois trais trestoz drois,
Tenans desore par tos drois.
Le promier trait vueil comparer
A vo fil, qui por reparer
La voie k’Adans fist hisdeuse,
Soffrit en crois mort dolereuse.
Li moiens trais, ch’astes vos, dame,
A cui je renc et cors et ame.
Li tiers trais, ce sui je pechieres,
Ki vos torne le dos derriere,
Ne vos ne vo filh ne regarde

(Jacques de Baisieux, Dit sur les .V. lettres de Maria, v. 43‑53)
Traduction: Le M a trois traits tout droits, grâce auxquels il se tient droit par-dessus. Je veux comparer le premier trait à votre Fils, qui pour restaurer la voie qu’Adam enlaidit, souffrit en croix une mort douloureuse. Le trait du milieu, c’est vous, Dame, à qui je rends mon corps et mon âme. Le troisième trait, c’est moi, pécheur, qui vous tourne le dos et ne vous regarde, ni vous, ni votre Fils.

De Marie à la mère
Le M est surtout l’initiale des mots Mère et Marie. Huon se plaît à souligner la proximité – toute relative, reconnaissons-le – entre ces deux saints noms:

Et ki veut müer les deus A
En E qui sont en MARIA,
Mais c’uns seus I en fust mis fors
Qui mout i est poissans et fors,
N’i averoit se MERE non.

(Huon le Roi de Cambrai, Li Ave Maria en roumans, v. 63‑67)
Traduction: Et qui remplacerait par un E les deux A qui sont dans MARIA, à condition qu’un seul I, qui y est très sonore, en fût retiré, il n’obtiendrait rien d’autre que MÈRE.

Marie. Voilà un nom sans pareil ! Pour Philippe de Rémi, sire de Beaumanoir, le père du célèbre jurisconsulte Philippe de Rémi, il ne fait pas l’ombre d’un doute que le nom de Marie est un cadeau du ciel:

Ave Maria: os tu, dame,
Par qui est sauvee mainte ame?
Cui li angles nomma Maria

(Philippe de Rémi, La Manekine, v. 5611‑5613)
Traduction : Ave Maria : entends-tu, Dame, par qui mainte âme est sauvée? Toi que l’ange nomma Maria.

«Un mot contre les maux»
Ce nom semble d’ailleurs doté d’une sorte de pouvoir magique: ne suffit-il pas de le prononcer pour mettre le diable en déroute ? À la fin duXIIe siècle, le poète anglo-normand Adgar raconte ainsi l’histoire d’un moine qui, tout luxurieux qu’il soit, chante régulièrement les heures de Notre Dame. Un jour qu’il traverse une rivière, une formidable tempête se lève; pris de panique, le pauvre moine implore la Vierge, mais finit par mourir noyé dans les eaux déchaînées. Alors que les démons se saisissent précipitamment de son âme, la Vierge intervient auprès de son Fils pour qu’il les empêche d’emmener leur butin en enfer. Sensible à la supplique de sa Mère, Jésus ordonne qu’on écoute, de la bouche même du moine, les derniers mots qu’il a prononcés en mourant:

Cum li clers sa buche ovri
Quant a Deu plot, sue merci,
Dunc dist li clers: «Ave Marie,
Pleine de grace, Deu amie!»
Si cum ainz dist quant il neia.

(Adgar, Le Gracial, miracle XVII, v. 197‑201)
Traduction: Lorsque le clerc ouvrit la bouche quand il plut à Dieu, merci à lui, alors le clerc dit: «Ave Marie, pleine de grâce, amie de Dieu!», ainsi qu’il avait dit auparavant en se noyant.

Triomphante, Notre Dame chasse brutalement les démons déconfits et fait revenir au monde le moine défunt pour qu’il puisse expier ses péchés. Il n’en faut pas davantage au bénédictin Gautier de Coinci pour célébrer joyeusement la toute-puissance du nom de Marie. Les lettres qui le composent et que le poète proclame une à une suffisent à en révéler la tendresse infinie:

Ave M ; Ave A. Ave R, I et A.
En ces cinc saintes lettres mout de joie eut et a.
Cis joieus moz le monde de tous maus espiauris
Et s’est tant debonnaires que, luez c’on l’espiaut, rist.

(Gautier de Coinci, Les Miracles de Nostre Dame, ii Sal 35, v. 85‑88)
Traduction: Ave M ; Ave A. Ave R, I et A. En ces cinq saintes lettres, il y eut et il y a beaucoup de joie. Ce joyeux mot rachète le monde de tous ses maux, et certes il est si bon et si noble que, dès qu’on l’épèle, on est sauvé.

Un mot contre les maux, l’adoration de son nom comme pharmacopée de l’âme: telle est la promesse que la douce Vierge Marie fait aux hommes. Dans la tempête du péché, face à la bourrasque des tentations mondaines, Notre Dame est maris stella, étoile de mer luisant dans la nuit noire, elle est le phare qui conduit au port les navigateurs égarés et fourbus. Elle est surtout, par excellence, un nom, qu’on prononce, qu’on épèle, qu’on savoure au rythme du chapelet – elle qui, sans tache, donna naissance au Verbe incarné.

Jeux de lettres et d’esprits – le projet
Le projet de recherche «Jeux de lettres et d’esprit dans la poésie manuscrite en français (XIIe–XVIe siècle)», financé par le FNS est dirigé par la Prof. Marion Uhlig au sein du Département de français. L’équipe de recherche est composée d’un partenaire national, Olivier Collet (Unige), de deux partenaires internationaux, Yan Greub (ATILF-Université de Nancy, Unine) et Pierre-Marie Joris (Université de Poitiers), d’un post-doctorant, Thibaut Radomme (Unifr) et d’un doctorant, David Moos (Unifr).

Le magazine scientifique de l’Unifr universitas lui consacre un article dans son numéro d’octobre 2019.

Chaque mois, les membres du projet présenteront un nouveau poème de leur catalogue dans nos colonnes.

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Author

Docteur ès Lettres de l'Université Catholique de Louvain et de l'Université de Lausanne, chercheur postdoc FNS à l'Université de Fribourg dans le cadre du projet «Jeux de lettres et d’esprit dans la poésie manuscrite en français», passionné de littérature médiévale, de gastronomie et de cinéma d'horreur.

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