«A l’hôpital, le téléphone sonne tout le temps»

«A l’hôpital, le téléphone sonne tout le temps»

Que fait un infirmier ou une infirmière entre deux soins? Il ou elle se déplace, communique et téléphone avec ses collègues, rapidement, beaucoup. Cette dimension insoupçonnée du travail dans le milieu de la santé est au cœur des recherches d’Esther González Martínez. Une sociologie de l’informel, rare dans un domaine déjà passablement exploré par la recherche, mais porteuse de pistes d’améliorations.

Mots échangés dans les couloirs, coups de fil rapides, consignes données en étant affairé à autre chose. Au quotidien, l’hôpital est une vraie fourmilière où professionnel·le·s de la santé et d’autres corps de métiers se coordonnent en permanence. A entendre la sociologue Esther González Martínez évoquer ses recherches, on imagine les urgentistes d’une série télévisée. On exagère? Peut-être, mais la réalité n’est pas si éloignée.

«Le téléphone sonne tout le temps à l’hôpital», fait remarquer la professeure en sociologie de l’Université de Fribourg, spécialiste de l’analyse d’interactions et pratiques sociales en milieux institutionnels. Dans le cadre du Interaction and Social Practices Research Group (GRIPS), elle s’est intéressée à la communication dans le milieu de la santé. Elle a dirigé plusieurs études financées par le Fonds national suisse de la recherche scientifique dans ce domaine, dont un projet en cours sur la manière dont les infirmières et infirmiers demandent de l’aide à leurs collègues.

Concrètement, elle a mené ses investigations dans un service de chirurgie et une polyclinique médicale avec service d’urgence. Avec son équipe, la sociologue a surtout suivi des infirmières, des aides et des assistantes en soins et santé communautaire, ainsi que leurs contacts parmi le personnel de l’hôpital: doctoresses et docteurs, diététicien·ne·s, assistant·e·s sociales, etc.

Informels, mais essentiels
Qu’apportent ses recherches dans un champ de la santé déjà passablement défriché par les sociologues? Elles se distinguent par leur approche. «Beaucoup d’études se concentrent sur des actions planifiées, par exemple une consultation ou une réunion d’équipe, tandis que nous nous sommes intéressé·e·s au non planifié», explique la chercheuse. Pour capter ces échanges et pouvoir les étudier, elle privilégie l’enregistrement audio et vidéo d’interactions de travail saisies sur le moment.

Esther González Martínez et son équipe ont aussi mené des entretiens formels et informels, ainsi que des observations sur le terrain en accompagnant les intervenant·e·s en santé dans leur travail quotidien. «Il s’agit le plus souvent de communication en situation de mobilité et de multiactivité.» Il ressort de ces recherches une précieuse sociologie de l’entre deux portes qui montre l’importance de ces échanges informels dans la coordination des soins et le fonctionnement des équipes.

Première observation: les échanges sont nombreux et rapides. Sur 10 000 appels téléphoniques enregistrés, la durée moyenne est de 51 secondes. «Sonnerie comprise», précise la chercheuse. Ensuite, elle relève la grande diversité des interlocuteurs. Six mois durant, une infirmière contacte en moyenne 129 numéros de téléphone différents dans 19 départements. Et l’infirmière qui débute se trouve vite dans le bain, avec 57 numéros différents pour 14 départements.

Souvent aussi, les communications ont lieu lorsque la personne s’active à autre chose, comme s’occuper d’un·e patient·e ou consulter un dossier. «Dans la plupart des cas, A appelle B pour lui demander de faire quelque chose et va s’adapter aux particularités de son interlocuteur·trice». Par exemple, Esther González Martínez observe qu’une infirmière communiquera différemment selon qu’elle demande quelque chose à un transporteur, un·e médecin ou une autre collègue infirmière.

Dans le premier cas, elle indique la tâche à effectuer au transporteur là où, avec le médecin, elle présente la situation sans lui dire ce qu’il doit faire, le laissant déduire. Enfin, face à sa collègue, une simple information (du type «le patient X est prêt») suffit, chacune sachant implicitement ce qui doit être fait. «Par ces différentes manières de communiquer, les rôles sont marqués, reconduits, transformés», note la sociologue.

Atténuer le choc de la réalité
Loin de se cantonner à la recherche fondamentale, l’observation et la compréhension de telles dynamiques ont également une portée pratique. C’est l’un des buts du travail d’Esther González Martínez: améliorer la communication dans le milieu de la santé et, plus globalement, la qualité des soins.

Dans un contexte de pénurie de personnel, il est également important que les infirmier·e·s soient satisfait·e·s de leurs relations professionnelles. Pour elles/ils, un enjeu important est de réussir à «affirmer une perspective professionnelle en situation et que le point de vue infirmier soit reconnu». D’autant plus qu’elles/ils reçoivent aujourd’hui une formation poussée, pouvant aller jusqu’au doctorat, mais font toujours l’expérience du choc de la réalité sur les lieux de travail.

Les recherches d’Esther González Martínez procurent justement des ressources pour aider à mieux préparer en amont les futur·e·s professionnel·le·s aux réalités du monde hospitalier. Comme autre application pratique, liée aux enjeux autour de la confidentialité, la fiabilité et la traçabilité des échanges non planifiés, elle cite le développement de protocoles de communication et de moyens technologiques permettant de soutenir cette dimension insuffisamment reconnue du travail infirmier.

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  • Page d’Esther González Martínez

Author

Pierre Koestinger est journaliste indépendant.

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