L’université, ce lieu de pouvoir

L’université, ce lieu de pouvoir

Docteure en neurobiologie, Adèle B. Combes a mené l’enquête sur l’étendue du harcèlement moral et sexuel subi par les doctorant·e·s en France. Elle en a présenté les résultats révélateurs, lors d’une table ronde organisée par le Syndicat du secteur public.

«Si en thèse tu ne souffres pas, c’est que ce n’est pas une bonne thèse.» Cette affirmation, Adèle B. Combes l’a entendue plusieurs fois au cours de son enquête sur les conditions des jeunes chercheuses et chercheurs dans les universités françaises. Fin mars, elle était de passage en Suisse romande pour présenter le fruit de son travail, un ouvrage intitulé «Comment l’université broie les jeunes chercheurs», à l’occasion de tables rondes dont la première s’est tenue à Fribourg, avant Lausanne et Genève. Le Syndicat du secteur public (SSP) avait invité l’autrice et chercheuse française dans le cadre de sa campagne «Stable jobs – better science». Lancée au niveau national, celle-ci réclame de meilleures conditions pour la relève académique suisse. «J’ai terminé ma thèse en neurobiologie en 2017, en plein mouvement #MeToo, raconte Adèle B. Combes. Je me suis alors rendu compte que ce que j’avais vécu dans mon labo n’était pas propre à l’équipe au sein de laquelle j’avais évolué.» Voyant apparaître des commentaires concordant sur les conditions de travail précaires des doctorant·e·s dans différentes universités, elle fouille la littérature existante sans trouver de travaux s’intéressant à la problématique.

1877 doctorant·e·s interrogé·e·s
«J’ai alors décidé de mener ma propre enquête.» Forte d’une expérience de cheffe de projet en communication en santé, elle élabore un questionnaire pour en savoir plus sur les situations auxquelles sont confrontés les doctorant·e·s: violences psychologiques, violences physiques, négligence, harcèlement… La chercheuse le transmet à 150 universités en France. Seules trois lui répondent et le font suivre à leurs jeunes chercheuses et chercheurs. «C’est finalement grâce aux réseaux sociaux que le questionnaire a circulé et j’ai obtenu des réponses de 1877 personnes, de toutes les filières.» 64 % étaient des femmes, 36 % des hommes, moins de 1 % des personnes non-binaires. Les réponses obtenues montrent que 25 % des jeunes ont été confrontés à des situations à connotation sexuelle ou sexiste; cette proportion monte à 33 % si on ne considère que les réponses des femmes. Pas moins de 6 % ont indiqué avoir subi du harcèlement (8 % des femmes). 52 % des hommes et 57 % des femmes disent avoir ressenti des violences psychologiques.

Des chiffres confirmés à l’international
«J’ai été choquée par ces taux élevés et je me suis demandé si mon questionnaire comportait des biais, note Adèle B. Combes. Mais d’autres études réalisées au niveau international révèlent des indices similaires.» Et de mentionner une enquête menée par Ipsos pour la Fondation L’Oréal. Conduite auprès de 5200 scientifiques de 117 pays, elle révèle que 49 % des femmes scientifiques disent avoir été confrontées à au moins une situation de harcèlement sexuel au cours de leur carrière. Pour compléter cette enquête chiffrée, Adèle B. Combes mène une série d’interviews et recueille ainsi des témoignages. L’autrice affiche quelques citations tirées de ces entretiens, parmi elles: «Mon directeur me rabaisse continuellement, en particulier quand mes résultats ne correspondent pas à ses propres hypothèses.» «La norme est de travailler tous les jours. Il n’existe pas d’obligation formelle, mais on le fait tous.»

33 % souffrent de dépression
Dans son questionnaire, la chercheuse avait également inséré une liste de symptômes pour connaître les impacts sur la santé engendrés par ces conditions précaires. «89 % des répondant·e·s ont coché au moins un critère!» 64 % disent souffrir du syndrome de l’imposteur, 63% de troubles du sommeil, 33 % de dépression, 29 % de phobies liées à leur travail. «Quand on voit ces chiffres, il est évident que ce sujet doit sortir des universités et qu’il doit être pris en main par la société et par la politique.» Depuis que son livre est sorti, Adèle B. Combes a reçu de nombreux témoignages émanant également d’autres pays, dont la Suisse. Lors de la table ronde qui s’est tenue à Fribourg, la chercheuse française était entourée d’Antoine Chollet, membre du Groupe Hautes Écoles du SSP Vaud, et de Magali Jenny, anthropologue. Cette dernière récolte actuellement des témoignages sur le monde académique suisse en vue d’une publication à paraître, «Academic Jungle», qu’elle co-signera avec Diletta Guidi, historienne de l’art et politiste.

Enquête en cours pour la Suisse
«C’est un sujet que je porte depuis ma propre thèse», relève Magali Jenny, qui dit avoir longtemps souffert du syndrome de la page blanche après son doctorat. «Je n’arrivais même plus à ouvrir un livre.» Quand elle a constaté ce mouvement de prise de parole, elle a saisi l’occasion pour reprendre le sujet et mené à son tour une enquête. Et d’encourager d’autres témoins à s’exprimer. De son côté, Antoine Chollet est revenu sur l’actualité récente de l’Université de Lausanne, où un professeur de renom a été licencié après des accusations de harcèlement. «Le combat a duré des années. Les universités sont des lieux de pouvoir et de hiérarchie. Pour faire évoluer les choses, il faut créer des collectifs et des entités où les choses peuvent être dites et discutées.» Parmi les autres solutions évoquées figure également l’engagement des hiérarchies pour aller vers davantage d’éthique dans la recherche. «Mais comment implémenter ces mesures sans remettre en cause la structure universitaire?», a questionné une participante.

Mieux connaître le cadre légal
Autre suggestion émise par un membre du public: «Très souvent, les doctorant·e·s ne connaissent pas le cadre légal dans lequel s’inscrit leur travail. Qu’est-ce que je peux dénoncer? Qu’est-ce qui de l’ordre de l’acceptable ou non? Une formation en début de carrière pourrait être utile.» Un avis que partage Adèle B. Combes: «Ces connaissances seraient non seulement utiles pour les chercheuses et chercheurs par rapport à ce qu’ils vivent, mais aussi par rapport à ce dont ils sont les témoins.» Pour tous les intervenant·e·s, l’omerta qui règne sur les conditions de thèse doit être brisée. «La recherche doit être reconnue comme un travail, a souligné Antoine Chollet. En tant qu’employeurs, le directeur de thèse et l’université ont des devoirs envers les chercheuses et les chercheurs.»
Depuis la sortie de son livre, Adèle B. Combes le constate: son ouvrage n’est pas bien perçu par les universités. «On m’a déjà dit à plusieurs reprises que sa publication nuit à la recherche. Cette façon de penser montre qu’on préfère encore cacher les dysfonctionnements plutôt que d’en parler et d’y remédier. La crainte est une atteinte à l’image de l’institution. Alors qu’en réalité une université qui prend des mesures pour protéger ses étudiant·e·s assume son rôle et prend ses responsabilités.»

Author

Sophie Roulin a d’abord exercé sa plume dans les rubriques régionale et magazine du journal La Gruyère, avant de reprendre sa liberté et de devenir indépendante. Ce choix lui permet d’élargir encore son horizon professionnel et de remettre davantage de sciences dans les thématiques abordées. Avant de se tourner vers le journalisme, elle a étudié les géosciences à l’Université de Fribourg.

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