Les espèces exotiques envahissantes représentent un problème croissant pour la faune et la flore locale. Mais, pour lutter efficacement contre le phénomène, il faut développer une compréhension très fine des mécanismes qui régissent le système. Un travail auquel a contribué Lara Volery dans son travail de thèse, qui lui vaut aujourd’hui de recevoir le Prix de l’environnement 2022. Alors, comment ça marche?
Lara Volery, la question des espèces exotiques fait l’objet de nombreuses recherches, sous quel angle l’avez-vous abordée?
Je l’ai abordée sous un angle très conceptuel. Je n’ai pas fait d’observations ou de relevés sur le terrain. Un des principaux défis de la gestion des espèces exotiques, c’est de mettre les priorités. On recense à ce jour 1305 espèces exotiques établies et connues en Suisse: elles ne peuvent donc de loin pas toutes faire l’objet de programmes de lutte ou de gestion, car les moyens à disposition sont limités. Ce n’est pas non plus nécessaire, car la majorité des espèces exotiques ne cause pas ou peu de dommages aux milieux dans lesquels elles sont introduites. En effet, sur ces 1305 espèces, seuls 15% (197 espèces, donc) sont considérées comme envahissantes, c’est-à-dire qu’elles causent des impacts écologiques, économiques ou sanitaires.
Afin d’identifier les espèces les plus dommageables et de les viser en priorité par des programmes de lutte ou de gestion, il est essentiel de comparer leurs impacts respectifs. Ce n’est pas facile, car ces impacts peuvent être très différents en fonction du groupe d’organismes qui les cause, que ce soit une plante exotique, un insecte, un mammifère ou un organisme aquatique. Même à l’intérieur de certains groupes, les impacts peuvent être très différents d’une espèce à l’autre. Pour faciliter ces comparaisons, un système de classification a été développé en 2014 par plusieurs chercheurs·euses, dont mon superviseur de thèse Sven Bacher. Ce système, appelé Environnemental Impact Classification for Alien Taxa (EICAT), a été adopté en 2020 comme système de classification officiel par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Il distingue 5 classes de dangerosité pour l’environnement, dont les plus dangereuses causent la disparition d’espèces de la faune ou de la flore locales.
Dans le cadre de mon travail, je me suis d’abord basée sur des rapports scientifiques pour utiliser le système EICAT et classer les espèces exotiques en fonction de leur dangerosité pour l’environnement. Ainsi sont nées plusieurs questions, principalement conceptuelles. Par exemple, comment prendre en compte le fait que les impacts des espèces exotiques évoluent avec le temps et suivant les endroits dans lesquels elles sont introduites? Ou comment affiner les comparaisons entre espèces exotiques, dans les cas où un grand nombre d’espèces se trouvent dans les plus hautes classes de dangerosité?
Comment travaille-t-on ce type de sujet?
Ce sujet touche de nombreux domaines de la biologie, car il englobe les différents groupes d’organismes exotiques qui évoluent dans divers écosystèmes. De plus, les espèces exotiques peuvent aussi causer des impacts sur la santé humaine ou l’économie, ce qui rend le sujet multidisciplinaire. Plusieurs chercheuses et chercheurs, avec différents domaines d’expertise, ont donc travaillé sur la classification EICAT. Les échanges et workshops ont représenté un aspect essentiel de notre travail, car ils ont permis d’arriver à des consensus sur des aspects controversés au sein de la discipline.
Mieux comprendre le comportement / fonctionnement de ces espèces permet d’affiner les outils de protection de la nature endémique. Quels sont ces outils et que représente votre apport concret?
Mon travail porte sur la quantification et la comparaison des impacts des espèces exotiques pour permettre l’identification des espèces les plus dommageables. Mon apport se situe donc en amont des outils de protection, de lutte ou de gestion.
Une fois les espèces les plus problématiques identifiées, les mesures visant à lutter contre ces espèces prioritaires peuvent être mises en place. On peut citer comme exemples l’arrachage des plantes exotiques envahissantes, l’élimination des nids de frelons asiatiques, la pose de barrières pour limiter l’expansion des écrevisses exotiques ou le nettoyage systématique des bateaux et embarcations nautiques à chaque changement de plan d’eau pour empêcher la propagation de la moule quagga dans nos lacs.
Un chapitre de mon travail traite également des mécanismes par lesquels les espèces exotiques causent leurs impacts sur la biodiversité locale. Mieux les comprendre permet de développer de nouvelles mesures de protection de la biodiversité locale.
Ces outils sont-ils uniquement destinés à des professionnel·le·s ou peuvent-ils être utiles à la population?
Les stratégies de lutte contre les espèces exotiques ou de gestion de ces espèces sont élaborées au niveau de la Confédération et des cantons. Par contre, sensibiliser la population à cette problématique, ainsi qu’aux différents dangers que représentent les espèces exotiques pour la faune et la flore locales, est très important, car elle a un rôle à jouer dans la mise en œuvre de ces stratégies. Par exemple, nous savons toutes et tous aujourd’hui qu’il ne faut pas relâcher dans la nature les animaux exotiques dont on ne veut plus, comme les poissons rouges ou les tortues de Floride. La population joue aussi un rôle crucial pour la détection d’espèces exotiques sur le terrain. A terme, le but est de développer une base de données, fondée sur la classification EICAT, qui serait accessible au public et listerait les espèces exotiques par niveau de dangerosité, sur le modèle de la Liste Rouge des espèces menacées de l’UICN.
Vous avez obtenu le Prix de la recherche environnementale de l’Université de Fribourg 2022. Qu’est-ce que cela représente pour vous?
C’est très important pour moi, car cela démontre que la problématique des espèces exotiques et celle de la perte de biodiversité sont de mieux en mieux connues. Comparée au changement climatique, ces problématiques passent souvent au second plan, mais elles prendront beaucoup d’ampleur à l’avenir. Dans les prochaines décennies, le nombre d’espèces exotiques va continuer d’augmenter de manière inquiétante, à cause de l’expansion continue des voies de transports et de l’intensification des activités humaines. Le risque d’une homogénéisation de la flore et de la faune à l’échelle globale va ainsi augmenter, de même que le risque de la perte d’espèces endémiques et spécialisées, contribuant de manière importante à la perte de biodiversité globale.
Le Prix récompense votre thèse de doctorat… Quels sont vos plans maintenant?
Je suis actuellement engagée temporairement en tant que collaboratrice scientifique à l’Office fédéral de l’environnement (OFEV), à Berne. Pour la suite, je ne sais pas encore. Mais c’est très intéressant de découvrir le côté pratique de la protection de l’environnement et de mieux comprendre les processus décisionnels en Suisse.
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