Dossier

«L’homme de montagne» au cinéma

La montagne et ses sommets enneigés offrent à la fois une esthétique magique et une narration humaine propice au récit cinématographique. Des histoires qui font de «l’homme de montagne» une figure mythique, mais qui laissent bien peu d’espace à la femme.

Le genre du film de montagne a plus de cent ans d’histoire et commence avec le concept allemand de Bergfilm. Depuis ses implications initiales dans la construction de la nation sous le régime de Weimar jusqu’à une manière de documenter les premières ascensions importantes en ascensionnisme, l’idée de ce qu’est un film de montagne a évolué. En Allemagne, le Bergfilm a rapidement été associé à la propagande du régime nazi et le genre a de facto été rattaché au fascisme pendant des décennies. Ces films, bien que portant principalement sur les montagnes elles-mêmes, avaient souvent des protagonistes humains fréquemment dépeints comme des hommes germaniques idéaux de l’après Première Guerre mondiale, à la fois ascensionnistes et combattants. Tout au long du XXe siècle, les films de montagne ont progressivement pris leurs distances par rapport au Bergfilm original et aux implications fascistes des images. Cependant, ils sont restés une représentation visuelle de ce que les montagnes incarnaient pour les différents pays et de ce qu’était l’ascensionniste idéal, comme le souligne la chercheuse Julie Rak dans le livre False Summit: Gender in Mountaineering Non-Fiction (2021, traduit librement):

Ce même raisonnement peut s’appliquer aux films et documentaires de montagne. En montrant ce qui a été accompli et ce que signifie être un ascensionniste à une certaine époque, ils remplissent une signification sociale dans le monde de l’ascensionnisme. Les écrits sur la montagne, les films et la photographie sont quelques-uns des moyens par lesquels, au cours du XXe siècle, l’ascensionnisme est devenu de plus en plus une activité sociale. Julie Rak précise également l’importance des festivals de films et de livres d’ascensionnisme en tant que «clé[s] pour comprendre comment l’identité de l’ascensionnisme est liée à l’acte d’escalade». Démontrer l’évolution du film de montagne en tant que genre et l’importance des festivals dans l’espace de l’ascensionnisme constitue l’un des objectifs de ma thèse de doctorat. Ces deux aspects seront développés à travers l’analyse de deux des plus importants festivals de films inter­nationaux de montagne: le Festival international du film alpin des Diablerets (FIFAD) et le Festival du film de montagne de Banff. Dans le cadre de mes recherches, j’ai passé six mois au Canada, entre le Whyte Museum de Banff, dans les Rocheuses, et l’Université de l’Alberta à Edmonton, où j’ai pu collecter de nombreux documents inédits et de précieux témoignages.

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Construction d’un mythe

Le cœur de ma recherche consiste à étudier la façon dont le concept de «l’homme de montagne» (mountain man en anglais) a été construit visuellement par la photographie et le cinéma dans les Alpes et dans les Rocheuses, et comment il s’est développé et a évolué tout au long du XXe siècle en Suisse et au Canada. Pour les besoins de cet article, je m’appuierai sur Everest unmasked, un film réalisé en 1978 par Leo Dickinson sur l’une des expéditions les plus importantes de la seconde moitié du XXe siècle. Le documentaire suit Reinhold Messner et Peter Habeler alors qu’ils effectuent avec succès la première ascension du Chomolungma (l’Everest en népalais) sans utiliser d’oxygène, le 8 mai 1978. Cette expédition a été très médiatisée, car les conséquences de cette tentative étaient encore inconnues. Les scientifiques pensaient soit que c’était impossible, soit que les ascensionnistes souffriraient de lésions cérébrales dues à l’éclatement de leurs vaisseaux sanguins. Ce pronostic ne s’étant pas révélé exact, l’ascension sans oxygène est devenue une pratique «normale» de nos jours, même si elle reste étonnante. Mais dans les années 1970 et 1980, l’ascension des 8’000 mètres sans oxygène était le nouveau défi en vogue, à tel point qu’un autre film sur une expédition similaire a été réalisé quelques années plus tard, en 1984, par le cinéaste français Jean Afanassieff: Himalaya, 8’000 m. sans oxygène (qui a remporté un «Diable d’or» au FIFAD en 1985). Everest unmasked a, quant à lui, obtenu le deuxième prix (Genziana d’argento) au Festival du film de Trente en 1979 et le Prix du jury pour le meilleur film d’expédition au Festival du film de montagne de Banff en 1980. Il a également été projeté au FIFAD en 1979, lors d’une soirée spéciale sur l’Himalaya, sans prix à la clé. Ces projections témoignent de la bonne réception de ce documentaire dans le monde entier et la circulation de ces films entre les différents festivals de films de montagne.

Everest unmasked offre plusieurs aperçus de la dynamique de l’ascensionnisme à la fin du XXe siècle. Le premier que nous examinerons concerne la relation entre les ascensionnistes du nord global et les populations indigènes. Le film s’ouvre sur une déclaration très intéressante: «Les sherpas y vivent et y travaillent comme s’ils étaient au niveau de la mer. La façon dont l’oxygène est lié à leurs capsules de sang rouge est différente de celle des Européens. Peut-être que le fait d’avoir vécu des milliers d’années à plus de 10’000 pieds d’altitude a entraîné une adaptation génétique qui explique leur extraordinaire forme physique à haute altitude. Pour les Européens, il n’y a pas de solution facile. C’est le tapis roulant de la condition physique extrême et de l’acclimatation progressive à la haute altitude».

Alors que plusieurs études de cas ont démontré qu’il existe des différences génétiques et métaboliques entre des individus nés en haute ou en basse altitude (comme une quantité réduite de globules rouges et des niveaux plus élevés d’oxyde nitrique), l’ouverture du documentaire discrédite les accomplissements de la population locale. Il semble que, puisque les Européens n’ont pas l’avantage génétique – ce qui n’est pas un fait vérifié pour chaque individu – leur exploit pour atteindre le sommet serait plus ardu.

Qui est l’ascensionniste?

La vénération d’hommes de montagne considérés comme légendaires est un phénomène récurrent dans le monde de l’ascensionnisme, accentué par le vocabulaire choisi pour décrire ces hommes tant dans les films que dans la littérature de montagne. Il est ensuite propulsé par des événements tels que les festivals de Banff et des Diablerets, où ces ascensionnistes sont invités à s’adresser à leurs communautés, qui deviennent alors leurs «fans». Une fois de plus, le déséquilibre des pouvoirs est accentué. On peut le constater dans les derniers mots du documentaire, où les réalisations de Messner et de Habeler sont décrites comme suit: «Ils avaient prouvé de manière concluante qu’il n’y avait pas d’endroit sur terre trop haut pour être atteint par des hommes forts et intelligents, capables de supporter la douleur et prêts à tout risquer.»

Cette première ascension sans oxygène du plus haut sommet du monde a finalement été menée par des «hommes forts et intelligents» capables de «supporter la douleur» et prêts à «tout risquer». Cela renvoie à ce qu’était l’ascensionniste idéal à la fin du XXe siècle: un homme blanc physiquement apte et éduqué, qui ne craignait pas la douleur, même extrême, et qui n’avait pas peur du risque, même lorsque celui-ci pouvait être synonyme de mort. Si le danger d’une ascension était potentiellement accompagné d’une découverte ou réalisation majeure, alors aucune conséquence n’était trop grave. Le monde de l’ascensionnisme était donc souvent considéré comme plus important que la vie personnelle d’un ascensionniste. Le film ne mentionne pas si Messner et Habeler avaient un·e partenaire ou des enfants, mais il est légitime de supposer qu’ils avaient au moins des ami·e·s et des parents. Ils étaient toutefois très conscients des risques potentiels auxquels ils feraient face lorsqu’ils tenteraient l’ascension du sommet de l’Everest sans oxygène: de lésions cérébrales permanentes à la mort. Les conséquences des pratiques de ces ascensionnistes de haute altitude sur leur vie personnelle ne sont que rarement thématisées dans les films ou les récits. Par exemple, dans Everest unmasked, le seul aperçu de la vie privée de Messner est montré à la fin: lorsque les deux ascensionnistes arrivent au camp de base, Messner étreint et embrasse une femme, vraisemblablement sa compagne. Il est marquant de souligner que c’est la seule femme qui apparaît pendant les 50 minutes du documentaire et qu’elle n’est ni nommée, ni présentée formellement. Dans ma thèse, j’essaierai de déconstruire la façon dont les ascensionnistes sont décrits dans les films de montagne: quels adjectifs, quels verbes, quelles images sont utilisés. Ces images et représentations ont-elles influencé les individus ayant cherché à pénétrer l’univers de l’ascensionnisme au XXe siècle? Aujourd’hui, bien que les festivals de films de montagne s’efforcent de raconter des histoires nouvelles et diversifiées, il reste encore beaucoup à accomplir pour que l’ascensionnisme devienne un espace véritablement inclusif.

Notre experte Lucia Leoni est doctorante FNS au Département d’histoire contemporaine.
lucia.leoni@unifr.ch