Published on 25.05.2025
Le mot du Doyen, Joachim Negel - SP 2025/II
Chères et chers membres de la faculté de théologie,
Chères amies et chers amis,
Certaines images sont si profondément ancrées dans la mémoire collective que même la sécularisation la plus radicale ne parvient pas à les effacer. L’image pascale de la résurrection en fait partie. Il suffit de sortir ces jours-ci pour voir comment la vie se réveille partout sous la chaleur du soleil printanier : les ceps de vignes bourgeonnent, anémones et primevères, tulipes, jonquilles et narcisses inondent les parterres de leurs couleurs. Les fleurs de cerisier et de pommier, les jacinthes, les glycines et les phlox répandent leur parfum envoûtant. Aussi éphémères que tout cela puisse être, aussi vite que les couleurs du printemps se fanent et que les parfums des fleurs – à peine arrivés aux narines avides – sont emportés par le vent, autant ce spectacle pour les sens est le symbole d'une vie qui ne peut être anéantie. Il n'est donc pas étonnant de tomber sur des chansons et des poèmes dont les auteurs ne sont pas vraiment connus pour être des dévots, mais dont les textes sont, d'une manière étonnante, orientés vers Pâques. Je voudrais, chers amis, vous présenter deux de ces chansons. La première a été écrite par le vieux païen Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) ; la seconde par le chanteur de punk-rock Rio Reiser (1950-1996), connu dans les pays germanophones comme le cerveau du groupe anarchiste berlinois « Ton Steine Scherben ». Aussi agressives que soient les premières chansons de Rio Reiser (« Macht kaputt, was euch kaputt macht » / « Détruisez ce qui vous détruit») et aussi suggestif que soit le jargon panthéiste du Goethe vieillissant, l'hymne radical à la résurrection est aussi entraînant que le poème de Pâques est touchant. Écoutons d'abord Goethe :
La Promenade de Pâques[1]
Le fleuve et ses ruisseaux ont rompu leur prison de glace
Au sourire doux et vivifiant du printemps ;
Un espoir de bonheur verdit dans la vallée ;
Le vieil hiver, qui s’affaiblit de jour en jour,
Se retire peu à peu vers les rudes montagnes.
[…]
Chacun se dore volontiers au soleil aujourd’hui.
Ils célèbrent la résurrection du Seigneur,
Car eux-mêmes sont ressuscités,
Des sombres demeures des maisons basses,
Des chaînes de l’artisanat et du commerce,
De la pression des pignons et des toits, […]
De la nuit vénérable des églises,
Tous sont amenés à la lumière.
[…]
Même des sentiers lointains de la montagne
Scintillent vers nous des vêtements colorés.
J’entends déjà le tumulte du village,
Ici est le véritable ciel du peuple,
Petits et grands exultent de joie :
« Ici je suis homme, ici j’ai le droit de l’être ».
Une petite œuvre aux tons doux, un poème sur la nature, certes, mais qui offre un regard profond sur la psyché humaine. Après un long hiver, le printemps naissant suscite l’espoir de bonheur. La vieille vie fanée, aussi morte qu’elle paraisse, n’est pas morte ; au printemps, elle redevient jeune. Non seulement le fleuve et les ruisseaux ont rompu leur prison de glace, mais les hommes aussi se débarrassent de leur carapace de givre ; comme les premières pousses vertes qui sortent de la terre sombre, les hommes sortent eux aussi de leurs murs sombres, où ils ont passé les jours d’hiver à tousser, à éternuer et à grelotter : Chacun se dore volontiers au soleil aujourd’hui. / Ils célèbrent la résurrection du Seigneur / Car eux-mêmes sont ressuscités. La résurrection printanière de la nature, étroitement liée à Pâques, correspond à la résurrection des hommes : nous avons été enterrés, mais le printemps nous fait ressusciter, nous les morts de froid, après un long hiver, pour nous faire entrer dans la chaleur, la joie et le bonheur ! Et ainsi, Petits et grands exultent de joie : / « Ici je suis homme, ici j’ai le droit de l’être ». Pouvoir être à nouveau un être humain, enfin : quel soulagement ! On respire, on reprend vie et on se sent léger, et le monde entier participe à cette liesse.
L’hymne à la résurrection de Rio Reiser est tout à fait similaire, mais avec un autre accent, biblique cette fois. Il ne suffit pas de lire les paroles de cette chanson, il faut l’entendre, chantée par Rio Reiser avec sa voix rauque et obstinée. Mieux encore : il faut le voir interpréter cette chanson (d’où ce lien vers le clip YouTube[2]). C’est seulement ainsi que l’on comprend ce qui veut nous saisir :
Terre en vue, chante le vent dans mon cœur
Le long voyage est terminé
La lumière du matin réveille mon âme
Je vis à nouveau et suis libre
Et le soleil séchera les larmes de la veille
Le vent emportera les traces du désespoir
La pluie apaisera les lèvres assoiffées
Et ceux que l’on croyait perdus depuis longtemps
Ressusciteront d’entre les morts.
Je vois les forêts de ma nostalgie
La vaste plage dorée par le soleil
Le ciel brille comme l’infini
Les mauvais rêves sont consumés.
Et le soleil séchera les larmes de la veille
Le vent emportera les traces du désespoir
La pluie apaisera les lèvres assoiffées
Et ceux que l’on croyait perdus depuis longtemps
Ressusciteront d’entre les morts.
// : //
Ici aussi, il s’agit d’abord d’une expérience de libération personnelle : Rio Reiser et les « Scherben », comme ils se nommaient, en avaient assez du milieu politique de gauche berlinois qui s’était endurci et devenu « dogmatique ». Ils avaient quitté le ghetto insulaire de Berlin-Ouest. En 1975, pour une bouchée de pain, ils avaient acheté une vieille ferme délabrée à Fresenhagen, un petit village de Frise-du-Nord, à l’extrême nord de l’Allemagne, près de la frontière danoise en bord de mer. C’est là qu’ils ont continué à faire leur musique et qu'ils ont profité de la vie, loin des émeutes politiques berlinoises.
Au premier abord, la chanson, à l’instar du poème de Goethe, se contente de vanter les vertus curatives de la nature : la mer, le soleil, le vent. C’est ainsi que cette chanson a été interprétée par les critiques de la scène de gauche : comme une expression apolitique de la fuite de Kreuzberg – partir à la campagne, pour échapper aux « cochons de flics » et à la société répressive. Mais en réalité, avant même de quitter Berlin, Rio Reiser voulait ouvrir un nouveau chapitre dans l'histoire du groupe avec cette chanson. À l’époque, ce groupe était considéré comme le groupe de musique le plus redouté de la République Fédérale d’Allemagne, comme le groupe de rock politique des jeunes prolétaires « paumés » et comme le groupe qui écrivait des chansons sur commande pour la Fraction Armée Rouge (RAF), un groupe terroriste. Comme il le dira plus tard, Reiser ne supportait plus l’agitation et les sempiternels manifestes, le « triste code vestimentaire gauchiste » et surtout la misère chronique dans les arrière-cours sombres de Berlin-Ouest. À Fresenhagen, avec le vent, la mer et le soleil, lui et ses collègues musiciens ont enfin pu pousser un soupir de soulagement : ils étaient enfin arrivés là où ils devaient être (« Le long voyage est terminé »). Parmi les images bibliques (Rio Reiser lisait la Bible tous les jours), la chanson parle de la pluie qui étanche la soif, de la beauté de la plage jaune ensoleillée, du vent et de la mer – et de la façon dont tout cela procure un sentiment d’espace, de paix et de liberté.
Mais soudain, une autre pensée surgit, qui plonge le moi lyrique dans les histoires de ceux qui ne connaissent pas la liberté, ne connaissent pas la paix, ne voient pas le soleil ni le vent qui leur donne du souffle. Dans la dernière ligne du refrain, il est soudain question de « ceux que l’on croyait perdus depuis longtemps » et qui « ressusciteront d’entre les morts ». Comment cela se fait-il ? Mère Nature aurait-elle le pouvoir de réparer les dégâts et de rendre justice à ceux sur lesquels elle, la mère soi-disant pleine de tendresse, a elle-même exercé sa violence ? (La mort est la violence la plus terrible qui puisse nous arriver : « Tu dois une mort à la nature », dit Sigmund Freud dans une lettre adressée à son collègue Wilhelm Fließ[3]). Et combien de fois l’histoire que nous, les humains, écrivons n’est-elle que le double de la brutalité de la nature ! C’est là que la chanson de Rio Reiser transcende tout lyrisme naturel et toute forme de pathos historico-politique. Là où il y a encore un salut – même pour ceux qui, du point de vue de la nature et de l'histoire, doivent être considérés comme définitivement perdus – une réalité plus grande que la nature et l’histoire entre en jeu. La foi biblique appelle cette réalité « Dieu ». C’est d’elle, et non de l’illusion romantique d’une « mère nature » aimante qui nous étreint dans la chaleur du soleil printanier ou d’actions politiques de libération de notre époque, que parle l’hymne de la résurrection de Rio Reiser. Cet hymne anarchiste et provocateur est donc résolument un chant de Pâques au sens le plus vrai du terme.
Je vous souhaite de tout cœur, à vous et à vos proches, chères amies et amis, de faire l’expérience de cette réalité. – Joyeuses Pâques !
Joachim Negel
Doyen
[1] Johann Wolfgang von Goethe, Faust. Première partie de la tragédie (5ème scène), vers 1064 à 1125.
[2] Rio Reiser, « Land in Sicht » (album « Wenn die Nacht am tiefsten », Indigo Musikproduktion + Vertrieb GmbH, 1975). Une version plus facile à écouter est disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=mTUIsKRFVAE
[3] Lettre à Wilhelm Fließ n° 104 du 6 février 1899, dans : Sigmund Freud, Aus den Anfängen der Psychoanalyse 1887-1902, Francfort-sur-le-Main, Éditions Fischer, 1962, p. 237.