Testimony of Fr. Pinckaers
"Mes sources"
En examinant le chemin parcouru, je constate que deux sources supérieures dominent et inspirent ma pensée théologique : la découverte de la Parole de Dieu dans la Bible et l’attrait eucharistique.
1. L’attrait eucharistique a précédé. J’ai éprouvé l’attrait de la présence eucharistique dès mon enfance, spécialement dans l’adoration du Saint- Sacrement. C’est là une expérience spirituelle primitive et psychologiquement centrale, qui a entretenu en moi une « certaine Idée » de la religion chrétienne. La prière eucharistique est le lieu du contact personnel avec le Seigneur, mais à la manière d’une source située au-delà des idées et des mots, des sentiments et représentations, tout en les inspirant et les fécondant secrètement. Elle est de l’ordre de la foi et cause l’intelligence en profondeur, « fides quaerens intellectum ».
Il se fait que cette dévotion eucharistique concorde avec celle de S. Thomas manifestée dans la composition de la liturgie de la Fête-Dieu, particulièrement remarquable par ses hymnes latines et ses mélodies. En outre, l’instauration de la Fête-Dieu a trouvé son origine à Liège et fut soutenue par la ferveur des jeunes Dominicains installés dans cette ville dès 1232. La prière eucharistique me paraît être une source spirituelle et dominicaine de l’œuvre de S. Thomas.
2. La découverte de la Bible comme Parole de Dieu, à la suite de ma retraite de noviciat, en 1945, prêchée par dom Olivier Rousseau, du monastère de Chevetogne, eut pour moi une importance capitale : perception de la Parole de Dieu comme supérieure à toute parole humaine, si forte que pendant un certain temps, au début de mes études, je ne voulus rien lire d’autre que la Bible, jusqu’à ce que je sente que, cette primauté étant assurée en moi, je pouvais revenir aux lectures profanes. J’en acquis la perception de la légitimité et de la prééminence de la signification « spirituelle » de l’Écriture en liaison avec
l’expérience et au-delà de l’exégèse textuelle et historique qu’on enseignait. Ainsi interprétée à la manière des Pères, sans négliger les apports modernes, l’Écriture peut redevenir la source principale et permanente de la théologie.
Par là je pus entrer dans les textes de S. Thomas de l’intérieur, par sa source inspiratrice première, au-delà des études textuelles et historiques qui l’abordent de l’extérieur. J’ai ainsi aperçu la dimension chrétienne et théologique de sa doctrine, en particulier de sa morale, à l’encontre de la lecture rationnelle et philosophique qui prédominait. Redécouverte, par exemple, du traité de la Loi nouvelle, du rôle des dons du Saint-Esprit, etc. Perception également de la dimension spirituelle et même mystique de sa doctrine, qu’on peut mettre en rapport avec la dévotion eucharistique.
3. Étude de la théologie à l’école de S. Thomas et enseignement sur le texte de la Somme. S. Thomas fut mon initiateur principal en théologie pendant ma formation et plus spécialement dans la préparation des cours composés sur la base des textes de la Somme, ce qui est le meilleur moyen d’apprendre et d’approfondir un auteur. La puissance rationnelle de sa pensée et de sa méthode scolastique m’a appris l’écoute des opinions diverses et la confrontation loyale avec les objections, la rigueur dans la réflexion et la concision dans l’expression, à discerner l’essentiel sous les détails, à suivre la logique des choses derrière les mots, à aimer la réalité et la vérité. C’est le côté rationnel de la formation à l’école de S. Thomas, complémentaire de sa dimension théologique et spirituelle.
L’étude de la doctrine de S. Thomas fut décisive pour moi en ce qui concerne la morale, car j’échappais grâce à elle, dès le début de mes études, aux catégories des manuels devenues traditionnelle, et pus apercevoir les étroitesses de la systématisation introduite par les casuistes au 17ème siècle conformément aux idées de ce temps. La comparaison était facile en morale fondamentale : exclusion des traités du bonheur, des vertus, des dons, de la Loi nouvelle et de la grâce ; réduction aux quatre traitées des actes humains (considérés comme des cas de conscience), des lois (ramenées à la loi naturelle), de la conscience (remplaçant la vertu de prudence) et des péchés (ordonnés au sacrement de Pénitence et prenant la place des vertus) ; réduction de la morale tout entière au domaine des obligations légales ; appauvrissement dû à la séparation de l’ascétique et de la mystique, considérés comme des branches annexes. Cela constituait deux systèmes de morale différents, possédant leur logique propre. Dès lors, la voie du renouveau de la morale s’imposant dans un retour à S. Thomas, comme témoin de la meilleure tradition alimentée par l’Évangile et les Pères.
La méthode historico-systématique, pratiquée dans notre Studium de La Sarte et héritée de celui de Louvain, ouvrait des horizons qui complétaient une lecture purement systématique : pour chaque traité, exposé sur l’Écriture et les Pères d’abord, puis étude du texte de S. Thomas avec un regard historique sur ses œuvres. Tel fut l’enseignement des PP. Louis Charlier et Jérôme Hamer en dogmatique, et du P. Bernard Olivier en morale. S. Thomas ne restait plus isolé dans son système, mais apparaissait avec ses liens scripturaires, patristiques et médiévaux, ainsi que philosophiques, ce qui favorisait la saisie de la densité et de la portée de sa doctrine, et en facilitait l’actualisation. L’évolution de sa pensée la montrait dans son dynamisme de recherche. Ma prédilection pour la lecture de S. Augustin, dès le noviciat, contribua à cette compréhension patristique ; elle m’apporta un complément théologique et spirituel que je considère comme indispensable.
4. Assuré dans ma foi, je pouvais entreprendre la lecture des philosophes anciens et modernes, Platon, Aristote et les stoïciens, Descartes et Spinoza, Kant, Nietzsche et Sartre, etc., nécessaires pour l’ouverture humaine de l’esprit et l’enrichissement de l’expérience. Je me trouvai particulièrement proche de Kierkegaard dans sa justification de la foi et sa critique du système hégélien. Aucun de ces auteurs, si puissant et fameux fut-il, ne put m’ébranler parce que l’intelligence de la foi me montrait leurs limites, entre autres, dans le rationalisme des modernes, en même temps que l’apport humain de leurs œuvres. Cela se vérifiait spécialement pour la morale, notamment kantienne, et dans l’incapacité de beaucoup à fonder solidement une morale. Je pouvais ainsi tirer un profit positif de mes lectures philosophiques, complétées par des lectures littéraires qui expriment d’une autre façon l’expérience humaine. Je me sens actuellement très accordé avec le Cardinal J.H. Newman, spécialement dans ses « Parochial and Plain Sermons ». Cette comparaison avec les auteurs modernes et contemporains est nécessaire pour l’actualisation de la doctrine de S. Thomas. Néanmoins, l’élément principal, dans ce processus de renouveau, réside dans l’intelligence de la foi ouverte à l’action de l’Esprit Saint, seul capable de nous rendre présentes la Parole évangélique et celle de ses interprètes dans l’Église et dans le monde.