«Les universitaires n’aiment pas trop être faibles»

«Les universitaires n’aiment pas trop être faibles»

La faiblesse est partout, sauf dans la recherche académique. Raison de plus pour y consacrer un recueil de textes original, issu d’une pluralité de points de vue et de disciplines. Co-directeur de l’ouvrage, le professeur de l’Unifr Thomas Hunkeler évoque les forces du projet.

D’où est venue l’idée de consacrer un livre à la faiblesse?
Sociologue de formation, mon collègue (ndlr: et co-directeur du livre) Marc-Henry Soulet est un spécialiste en travail social et politiques sociales. Durant son parcours professionnel, il a constaté que la faiblesse était à la fois omniprésente et assez peu étudiée.

Pourquoi ce peu d’intérêt académique?
Probablement parce qu’on considère que c’est une notion qui n’appartient pas à la science, que le terme «faiblesse» est trop polyvalent, qu’il pourrait ouvrir la porte à toutes sortes d’approches qui ne correspondraient pas à une pensée disciplinaire rigoureuse. Chacun d’entre nous a une représentation très personnelle de la faiblesse et Marc-Henry y a justement vu l’occasion de la traiter dans une approche polyvalente elle aussi, c’est-à dire-plurielle. Lorsqu’il m’a proposé de lancer ce projet, je lui ai d’abord répondu que je manquais d’expertise en la matière. Et puis, à la réflexion, je me suis rendu compte que ce n’était pas vrai. Beckett, qui est l’un de mes auteurs de chevet – et dont j’aurai l’honneur de diriger l’édition Pléiade des œuvres complètes – est une figure de la faiblesse. Jeune surdoué à la carrière universitaire brillante, il a fait le choix inverse de celui de Joyce, tourné vers la puissance et l’omnipotence, pour se diriger vers l’appauvrissement, la réduction, et par là la faiblesse.

Est-ce que Beckett utilise le terme «faiblesse» ou est-ce vous qui l’interprétez ainsi?
Il l’utilise un peu partout, en jouant avec la notion, que ce soit dans ses romans ou dans son théâtre. Beckett était très attiré par le côté paradoxal du terme, par la façon dont la langue conditionne notre pensée. Nous l’avons d’ailleurs constaté nous-mêmes en concevant le livre: il est très difficile de parler de faiblesse sans glisser tôt ou tard – souvent tôt, d’ailleurs – vers la force. Soit en transformant la faiblesse en une force paradoxale, soit en ayant besoin de passer par la force pour comprendre la faiblesse.

Vous avez indiqué qu’une approche plurielle avait servi de fil rouge à la conception de l’ouvrage…
La faiblesse est par essence un thème susceptible de parler à des gens venus d’horizons différents. Horizons professionnels d’une part: parmi les auteur·e·s figurent notamment une juriste, une anthropologue, des écrivains, une historienne de l’art et une vidéaste. Toutes et tous, nous nous sommes aventuré·e·s en dehors de nos prés carrés. Et vous savez bien ce qui se passe dans ce cas: on s’expose. D’une certaine manière, on admet sa faiblesse. Les universitaires n’aiment pas beaucoup cela… Ce livre est aussi une façon de remettre en cause une parole de maîtrise.

Horizons géographiques d’autre part…
Il nous a paru important de confronter des façons de penser qui ne sont pas toutes occidentales, européennes, masculines, etc. Nous souhaitions croiser les perspectives en espérant que par ce biais, la notion de faiblesse dévoile toute la richesse de la pensée. Et là, je dois dire que nous avons été comblés. Pour donner quelques exemples, je mentionnerais l’anthropologue italienne Alfonsina Bellio, l’historien ivoirien Mathias Savadogo, l’écrivaine franco-camérounaise Léonora Miano ou encore la sociologue bulgare Svetla Koleva. Une bonne moitié des contributeurs·trices est issue d’autres pays que la Suisse.

Bon nombre de ces personnes gravitent autour de l’Institut d’études avancées (IEA) de Nantes. Simple hasard?
Vous vous en doutez, la réponse est non. Marc-Henry Soulet et moi sommes tous deux liés à l’IEA, respectivement en tant que membre du conseil scientifique et membre du conseil d’administration. Cet institut a été créé il y a une dizaine d’années dans le but ambitieux de décloisonner la pensée, de penser le monde autrement. C’est un lieu où l’on s’intéresse de près à ce qu’on appelle le «Sud global», afin notamment de contrebalancer le surpoids énorme de la recherche occidentale. Grâce à l’impulsion et aux efforts de Samantha Besson, professeure au Département de droit international et de droit commercial de l’Unifr qui est à l’origine de cette collaboration, la Confédération a accepté de soutenir à la fois financièrement et politiquement l’IEA. C’est d’ailleurs l’Unifr qui joue le rôle de «leading house» dans cette coopération. Le thème de la faiblesse s’inscrit assez naturellement dans le champ des préoccupations de l’IEA. Il était donc logique pour nous d’y chercher des auteurs·trices, d’autant que l’institut est un vivier de personnes aux sensibilités et aux parcours de vie variés.

Quelle consigne avez-vous donnée aux auteurs·trices?
Nous leur avons demandé d’essayer de trouver une forme personnelle pour exprimer ce que signifie la faiblesse et comment cette notion affecte leur pensée et leur façon de réagir. Au-delà, ils et elles avaient carte blanche. Certains auteurs·trices sont resté·e·s proches de leur production habituelle, optant pour un rendu relativement académique. Ce qui est tout à fait respectable, bien entendu. Et puis il y a des personnes qui se sont vraiment aventurées ailleurs. Je pense par exemple à la contribution d’Irène Hermann, qui prend la forme d’une interview de Madame Helvetia sur le thème de l’humanitaire. Ici, l’autrice a eu le courage de quitter momentanément sa casquette d’historienne. Ou alors le texte d’Alfonsina Bellio, une anthropologue spécialisée dans les croyances magiques, qui livre un extrait du journal intime qu’elle a rédigé durant la crise Covid-19, une période de faiblesse à la fois sociale et personnelle.

En tant qu’objet aussi, le livre s’écarte de ce que l’on pourrait appeler la «norme académique»…
En effet, avec notre éditeur, nous avons voulu apporter un soin particulier au livre-objet. Nous avons opté pour un premier renversement en utilisant de l’encre blanche sur du papier noir, plutôt que l’éternel noir sur blanc. Le format carré de l’ouvrage est lui aussi à contre-courant des réflexes habituels, du moins en ce qui concerne les actes de colloque. Et puis au centre, il y a cette touche graphique, sous la forme de photos tirées d’installations vidéo. Nous avons vraiment essayé de proposer un bel objet livre pour montrer la dignité de l’objet faiblesse.

L’un des buts de ce projet était de découvrir ce que la faiblesse permet de saisir de l’expérience humaine. Qu’en est-il ressorti?
En tant qu’auteurs·trices, ce livre – et cette thématique – nous a tous exposé·e·s. Normalement, personne n’aime reconnaître une position de faiblesse. Ce que nous avons obtenu de très beau, c’est une façon – ou plutôt des façons – de s’exposer avec sensibilité aux conséquences de la faiblesse, alors même que la maîtrise académique peine à accepter cette notion en tant que telle. En général, elle la recouvre d’un discours fort et donc, au moment même où l’on prétend évoquer la faiblesse, on l’écrase complètement. Je suis heureux et touché que tous les contributeurs aient accepté ce défi de ne pas retomber dans un discours fort. Prendre la faiblesse au sérieux, c’est lui faire une place. C’est l’accueillir telle qu’elle est, ne pas la transfigurer. Et ça, ce n’est pas facile du tout.

A titre personnel, qu’avez-vous retiré de cette expérience?
La conviction que pour être plus juste, plus riche, plus nuancé aussi, le discours académique doit s’exposer à ce qui n’est pas lui. Nous ne devons pas rester dans notre tour d’Ivoire. Il faut s’ouvrir à d’autres savoirs, qui passent par le sensible, par les émotions. Autant de domaines que le monde académique essaie habituellement d’éviter le plus possible.

Regrettez-vous de ne pas avoir fait cette expérience plus tôt dans votre parcours académique?
Je ne crois pas qu’un tel projet aurait été possible plus tôt. Marc-Henry Soulet vient de prendre sa retraite. Moi, je suis à quelques années de la mienne. Nous pouvons tous les deux nous permettre de nous lancer dans des expériences non conventionnelles, car nous n’avons plus la pression d’ajouter des lignes à nos CV.

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  • Thomas Hunkeler est professeur de littérature française et comparée à l’Unifr. Parmi ses domaines de recherche figurent entre autres la poésie de la Renaissance, le théâtre contemporain et les avant gardes européennes.
  • «Figures de la faiblesse», sous la direction de Thomas Hunkeler et Marc-Henry Soulet, Editions Epistémé, 2024.
  • L’ouvrage sera présenté à l’occasion d’une conférence de la philosophe et romancière Tanella Boni à l’Unifr le 13 décembre 2024 à 17h à la salle MIS 3118, puis d’un vernissage à la librairie Albert le Grand à Fribourg, le même jour à partir de 18h30.

Author

Journaliste indépendante basée à Berne, elle est née au Danemark, a grandi dans le Canton de Fribourg, puis a étudié les Lettres à l’Université de Neuchâtel. Après avoir exercé des fonctions de journaliste politique et économique, elle a décidé d’élargir son terrain de jeu professionnel aux sciences, à la nature et à la société.

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