Publié le 02.10.2022

L'étude des tortues contribue à retracer les changements évolutifs


Depuis Darwin, nous savons que l’adaptation évolutive se reflète dans l’apparence et les fonctions de l’organisme des espèces sous l’effet de changements environnementaux. L’une des questions couramment posées par les biologistes de l’évolution est celle du lien entre la forme du corps et une caractéristique écologique spécifique, comme le régime alimentaire. Dans le cadre d’une récente étude publiée dans le magazine Evolution, Guilherme Hermanson et son équipe de l’Université de Fribourg se sont penchés sur les facteurs environnementaux qui agissent sur la forme du crâne des tortues.

Le crâne est une partie importante du corps des animaux, car il est en interaction très directe avec l’environnement, notamment durant l’acquisition et la transformation de la nourriture. Chez les tortues, cette relation est sans doute accentuée du fait qu’elles n’utilisent pas de pattes pour collecter et manipuler leurs aliments. «Les tortues sont parfois négligées dans les études sur l’évolution. Cela s’explique en partie par le fait qu’elles ont un corps étrange, très largement enfermé dans une carapace. Or, c’est précisément cette caractéristique qui les rend intéressantes sur le plan de l’évolution», déclare Serjoscha Evers, chercheur senior. Les tortues ont beaucoup à révéler sur le lien entre l’évolution et la forme du corps. Elles vivent dans plusieurs environnements et leurs fossiles montrent qu’elles ont conquis divers habitats terrestres et marins de façon répétée au cours des quelque 230 millions d’années de l’histoire de l’évolution. Ces changements environnementaux récurrents constituent un excellent sujet d’étude pour tester l’influence de l’adaptation sur les crânes.

Analyses 3D modernes
L’équipe a utilisé une approche de pointe combinant des modèles de crâne en 3D d’espèces de tortues vivantes et éteintes avec des modèles statistiques établissant le lien entre la forme du crâne et l’écologie. «Il s’agit de la première étude qui combine des modèles de crâne en 3D des tortues avec des outils statistiques sophistiqués. Nous avons ainsi pu montrer que même des groupes constitués d’un petit nombre d’espèces, comme les tortues, peuvent servir de modèles pour comprendre les grands concepts de la théorie de l’évolution, comme l’adaptation», précise Guilherme Hermanson à propos de l’approche retenue. Les résultats indiquent que la forme du crâne est déterminée par de multiples facteurs d’influence. Les chercheurs ont notamment observé que la forme du crâne des tortues apparentées présente souvent plus de similitudes qu’avec celle des espèces plus éloignées – soit l’un des principaux postulats de la théorie de l’évolution.

Fort impact du régime alimentaire et des modes d’alimentation
Des adaptations écologiques peuvent toutefois intervenir et entraîner des modifications supplémentaires de la forme du crâne. L’étude conclut ainsi à une forte influence du régime alimentaire et des modes d’alimentation. A titre d’exemple, les tortues aquatiques ont un crâne long et des yeux orientés vers l’avant, utiles pour chasser leurs proies sous l’eau. En outre, les tortues qui mangent des animaux à coquille dure, comme les escargots, présentent des mâchoires équipées de larges surfaces de broyage, utilisées à la place des dents pour casser les coquilles. Par ailleurs, les scientifiques ont constaté que divers facteurs d’influence agissaient sur différentes parties du crâne. Tandis qu’on observe de nombreuses adaptations d’ordre alimentaire au niveau de la bouche, des yeux et des dimensions générales de la tête, les différences relatives à la rétraction du cou agissent sur la partie arrière du crâne à laquelle sont attachés les muscles concernés.

Des facteurs écologiques non décisifs
Si l’ensemble de ces influences a des effets mesurables notables sur la forme du crâne des tortues, l’équipe de Guilherme Hermanson a constaté que les facteurs écologiques considérés n’expliquaient qu’un quart des différences observées: une grande partie des différences de forme visibles doit être imputée à des facteurs non adaptatifs tels que les liens de parenté entre les espèces de tortues.

Les scientifiques se sont basés sur leurs résultats pour formuler un postulat sur l’écologie des tortues éteintes, à l’aide de crânes fossiles bien conservés. Les crânes étudiés indiquent que la rétraction du cou (capacité des tortues à ramener entièrement leur tête sous leur carapace de protection) est probablement apparue durant l’ère géologique du Jurassique moyen ou supérieur, il y a 150 millions d’années. Durant cette période, les tortues ont investi pour la première fois des habitats aquatiques. L’équipe suggère donc que la diversification des tortues dans ces habitats est liée à l’acquisition de la rétraction du cou, qui a permis aux espèces d’exploiter de nouvelles niches écologiques, dans lesquelles les individus ont évolué pour aboutir à la diversité de formes observée aujourd’hui.

Grâce à la combinaison de différents modèles 3D et d’analyses statistiques, il est désormais possible d’explorer des questions auxquelles il n’était pas possible de répondre il y a dix ans. Cette méthode originale contribue au développement de nouvelles approches scientifiques de la théorie de l’évolution.

Etude:
Hermanson G, Benson RBJ, Farina BM, Ferreira GS, Langer MC, Evers SW (2022): Cranial ecomorphology of turtles and neck retraction as a possible trigger of ecological diversification. Evolution, https://doi.org/10.1111/evo.14629