Victimes de discriminationsLes musulmans de Suisse ont 2,4 fois plus de risques d'être au chômage
Une recherche présentée ce jeudi révèle l’ampleur du racisme antimusulman en Suisse et ses conséquences dans le quotidien des personnes concernées.

- Une étude sur le racisme antimusulman en Suisse a été menée à l’Université de Fribourg, sur mandat du Service de lutte contre le racisme.
- En 2019, 35% des musulmans indiquaient avoir été victimes de discriminations raciales.
- Des stéréotypes nuisent aux opportunités professionnelles et scolaires de ces personnes.
- Les victimes se sentent souvent déçues ou stressées. Du repli à la lutte, elles mettent en place différentes stratégies au niveau personnel.
Des clichés véhiculés à l’école aux insultes en passant par la discrimination à l’embauche, une étude sur le racisme antimusulman en Suisse a été présentée ce jeudi à Berne. La recherche, la première du genre, a été réalisée par le Centre suisse islam et société (CSIS, à l’Université de Fribourg), sur mandat du Service de lutte contre le racisme.
Hansjörg Schmid, directeur du CSIS et coauteur de l’étude, imaginait qu’«un grand nombre de personnes de confession musulmane étaient concernées par le phénomène». Mais il a été surpris par son ampleur et par ses conséquences pour les victimes. «Celles-ci se sentent déçues, stressées ou frustrées. Parfois aussi, elles ont peur.»
Plus de 200 publications scientifiques ont été analysées par l’équipe fribourgeoise, qui a aussi mené une cinquantaine d’entretiens. Notamment avec Lou (pseudonyme), une jeune femme voilée qui s’exprime ainsi: «Quand c’est nous qui faisons quelque chose, alors c’est forcément parce que nous sommes musulmans ou musulmanes. Ça n’a rien à voir avec ta personnalité, tu représentes l’islam dans sa globalité, c’est-à-dire tous les musulmans de la terre entière, c’est ça qui te définit.»
Polarisation des attitudes
Donnons quelques chiffres. Selon l’Office fédéral de la statistique, un peu plus d’un tiers de la population suisse nourrit de fortes réserves vis-à-vis de la communauté musulmane. Dans le même temps, 37% des citoyens rejetaient en 2020 les affirmations négatives à l’égard de ces personnes – contre 27% en 2016. Ce qui révélerait une «certaine polarisation des attitudes».
En 2019, 35% des musulmans indiquaient pour leur part avoir été victimes de discrimination raciale. Dans ce cadre, beaucoup de particularités sont oubliées – comme le fait que des ressortissants des Balkans peuvent aussi être chrétiens ou qu’il y a des Suisses convertis à l’islam.

Hansjörg Schmid souligne que c’est le propre du racisme: «On ne tient pas compte de l’ensemble de l’individu. Des gens sont par exemple considérés comme musulmans juste à cause de la consonance de leur nom. C’est pourquoi nous parlons de personnes musulmanes ou perçues comme telles.»
Ces stéréotypes ont des conséquences. Selon une étude basée sur des données datant de 2014, les musulmans risquent 2,4 fois plus d’être au chômage que les autres. Ses auteurs précisent que ce risque baisse pour les détenteurs d’un CFC ou d’un diplôme de maturité, mais augmente pour celles et ceux qui sont hautement qualifiés.
«Particulièrement difficile pour les femmes voilées»
Une personne interviewée par l’équipe fribourgeoise raconte ainsi avoir envoyé plus de 160 candidatures. Or, elle n’a reçu des réponses que de recruteurs d’origine étrangère. «La situation est particulièrement difficile pour les femmes voilées, complète Hansjörg Schmid. On leur attribue des caractéristiques stéréotypées sans tenir compte de leurs compétences.»
Ce constat dépasse d’ailleurs le travail. Les chercheurs relatent deux essais menés sur le terrain. Ceux-ci ont montré que les femmes couvertes se font davantage rabrouer si elles ne se placent pas correctement à droite sur un escalator (pour laisser passer les autres) et que les passants les aident moins souvent quand elles demandent si elles peuvent emprunter leur téléphone pour passer un coup de fil urgent.
L’école? On lit dans la publication que «les élèves musulmans font face à des idées reçues; ils grandiraient, par exemple, dans un environnement familial patriarcal et seraient des experts dans les questions liées à l’islam». Un exemple typique, selon Hansjörg Schmid, est qu’on leur attribue des capacités moindres, ce qui conduit à leur conseiller des études moins poussées. Des parents se sont ainsi entendus dire que la Suisse avait besoin de personnel de nettoyage. Et les chercheurs avertissent que «les stéréotypes, quand ils sont intériorisés, nuisent au parcours scolaire des enfants concernés».
Un racime répandu partout
Le racisme se trouve dans le domaine de la santé, dans l’espace public, face aux autorités ou dans le voisinage… Et il peut aller loin. Une personne raconte ainsi qu’un voisin de palier a collé un jour à sa porte une image représentant une famille visée par une arme à feu. Avec un message: «Les réfugiés, rentrez chez vous.»
Les préjugés antimusulmans sont-ils plus importants que d’autres? Hansjörg Schmid refuse d’entrer dans une compétition. Selon lui, une chose est certaine: seule une minorité de cas sont signalés. Des gens se tairaient pour éviter les problèmes ou parce qu’ils jugent que cela ne changera rien. «Il arrive aussi qu’ils ne connaissent pas les institutions auxquelles ils peuvent s’adresser. C’est pourquoi nous recommandons de mieux faire connaître les centres de conseil.»
Différentes stratégies
L’étude publiée ce jeudi se penche justement sur les stratégies mises en place par les victimes interviewées. Certaines évitent ou nient la problématique. D’autres se replient sur leur communauté pour éviter les critiques, «ce qui peut aboutir à un manque de participation à la vie publique».
À l’inverse, des gens se battent pour leurs droits, comme celui de prier. Hansjörg Schmid mentionne finalement celles et ceux qui gèrent les conflits de manière créative. «Cette tendance se voit surtout chez les plus jeunes. Un homme nous a notamment raconté que, pour ne pas avoir à expliquer qu’il ne mange pas de porc, il préfère dire qu’il est végétarien.»
Une dénonciation abusive?
Reste une question: la dénonciation du racisme va-t-elle parfois trop loin? Prenons l’exemple hypothétique d’une crèche, qui ne peut pas forcément proposer des repas halal. Serait-ce un problème? «C’est compréhensible, mais des solutions pragmatiques sont possibles comme celle de proposer un plat végétarien, répond Hansjörg Schmid. Mais le Réseau de centres de conseil pour les victimes de racisme a relaté le cas d’une enseignante qui a donné une saucisse de porc à un enfant en lui faisant croire que c’était du poulet: ça, c’est un problème.»
Son équipe a terminé son étude quelques mois après le 7 octobre 2023, et l’attaque du Hamas qui a marqué le début de la guerre au Proche-Orient. Selon Hansjörg Schmid, des premiers indices indiquaient que les musulmans étaient considérés comme des représentants du peuple palestinien, «même s’ils n’ont aucun lien avec lui».
À l’étranger, des études témoignent à la fois d’une hausse de l’antisémitisme et du racisme antimusulman. En Suisse, les universitaires attendent les statistiques 2024 des centres de consultation pour les victimes du racisme pour en savoir plus.
L’histoire et l’actualité sont mêlées
Hansjörg Schmid explique que le racisme antimusulman trouve son origine dans l’histoire coloniale, mais aussi dans un vieil antagonisme entre l’Occident et l’Orient et dans l’histoire de l’immigration. «Certains stéréotypes sont ancrés dans notre culture, comme le fait de considérer que l’islam est violent, relève le directeur du CSIS. On les voyait déjà dans les guerres contre les Trucs aux XVIe et XVIIe siècles.»
Différents événements se greffent sur cette toile de fond historique. Le chercheur évoque le débat public toujours plus polarisé. Ou encore le fait que les stéréotypes ont augmenté depuis le 11 Septembre 2001. «Tout à coup, tout est devenu islamisé. On ne distingue plus des éléments comme la culture, l’origine ou la religion.»
Le système politique peut aussi jouer un rôle. «En Suisse, certaines initiatives populaires ont entraîné des débats discriminatoires, analyse Hansjörg Schmid. En France, l’importance donnée à la laïcité peut renforcer une forme de racisme contre les femmes voilées. À l’inverse, les Britanniques sont plus décontractés face aux symboles religieux, même s’il y a aussi beaucoup de ségrégation outre-Manche.»
Hansjörg Schmid précise encore que l’on parle aussi de racisme sans races. «Il n’existe pas de races du tout, détaille-t-il. Il s’agit d’une construction d’un groupe homogène qui nie toute diversité. Depuis les années 1970, la perception raciste se penche souvent sur les cultures.»
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