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Racisme: «Beaucoup de musulmans ne se sentent pas légitimes»

Une personne visite la salle de priere de la nouvelle mosquee de l'Association culturelle musulmane de Payerne, ACMP, dans le cadre d'une journee porte ouverte ce samedi 20 septembre 2014 a  ...
Mosquée de Payerne, journée portes ouvertes, 20 septembre 2014. Image: Laurent Gillieron/KEYSTONE

«Beaucoup de musulmans ne se sentent pas légitimes pour porter plainte»

Première en Suisse: une étude sur le racisme antimusulman appelée à faire date. watson a interrogé l'un de ses auteurs, Amir Dziri, professeur d'études islamiques et co-directeur du Centre suisse islam et société de l'Université de Fribourg.
01.03.2025, 07:0301.03.2025, 08:28

Mandatée par le Service de lutte contre le racisme (SLR), l’enquête menée par le Centre suisse islam et société (CSIS) de l’Université de Fribourg s'attaque au racisme antimusulman et fait des recommandations pour mieux le combattre. Amir Dziri a répondu watson. Nos questions portent également sur une problématique absente de l'étude: l'islamisme.

Pourquoi votre étude parle-t-elle de racisme antimusulman et non pas d’islamophobie, un mot aujourd’hui très répandu?
Amir Dziri: Le terme de racisme antimusulman permet d’aborder la problématique d’un point de vue systémique, c’est-à-dire dans une perspective globale, intersectionnelle, qui excède l’islam pris dans son sens commun, celui de la religion seule. Pour autant, les cas de racisme antimusulman traités par notre étude sont tout à fait concrets. Ensuite, en n’employant pas le terme d’islamophobie, cela nous permet de ne pas pathologiser le rapport à l’islam et aux musulmans.

Pourquoi recourir à la notion d’intersectionnalité?
Cela permet de mobiliser d’autres critères de discrimination liés à des perceptions quant au sexe, à l’ethnie, à la langue, etc., qui s’ajoutent au fait musulman proprement dit. Plusieurs formes de discrimination amplifient la problématique de la discrimination.

Quel est l’éventail des expressions liées au racisme antimusulman?
Cela va de l’implicite au plus explicite. De la remarque désobligeante à l’agression physique caractérisée. Cela comprend le cas de figure où une personne musulmane ou perçue comme telle est invitée avec plus ou moins d’insistance à se positionner sur des faits d’actualité, tels que des attentats, par exemple.

«Ces assignations identitaires, où la personne musulmane est d’une certaine manière associée à des actes terribles, sont difficiles à vivre et moralement épuisantes»

Cette quasi-obligation de se positionner touche souvent des femmes voilées, tenues de dire ce qu’elles pensent des talibans ou du régime iranien. Il y a là le soupçon que la femme voilée encourage des idéologies extrémistes. Enfin, il y a les violences physiques.

Votre étude pointe aussi les discriminations dans la recherche d’un emploi ou d’un logement.
Oui. Une étude, que nous citons, montre que, si l’on a une apparence de musulman, que ce soit par le nom, l’origine ou le port d’un signe religieux, le risque de ne pas être convoqué à un entretien d’embauche, pour ne parler que de la sphère travail, est plus élevé.

Votre étude indique que, depuis que la norme antiraciste est entrée en vigueur en 1995 en Suisse, 90 procédures ont été ouvertes pour racisme antimusulman. De quels cas s’agit-il?
Il faut voir que les cas tombant sous le coup de la norme antiraciste sont généralement assez graves. Il est ici davantage question d’agressions physiques que verbales, car les standards pour pouvoir porter plainte sont assez élevés. Nous avons constaté que le nombre de procédures ouvertes pour racisme antimusulman est en augmentation ces dernières années.

«Il faut préciser aussi que, sur les 90 affaires portées en justice, 71 ont donné lieu à des condamnations»

Votre étude indique que les procédures ouvertes pour antisémitisme sont 27 fois plus nombreuses que celles ouvertes pour racisme antimusulman, alors que les musulmans sont nettement plus nombreux que les juifs, environ 400 000 contre 25 000, selon des estimations. En France, où le nombre de musulmans est estimé à environ 5 millions et celui des juifs à 500 000, 173 actes antimusulmans ont été signalés aux autorités en 2024, contre 1 570 actes antisémites, dans le contexte post-7-Octobre. Comment expliquez-vous qu’il y ait relativement peu de signalements ou procédures ouvertes en Suisse pour des actes antimusulmans?
Cela tient notamment à ce que beaucoup de discriminations vécues n’aboutissent pas à des signalements. Cette différence, en Suisse, entre juifs et musulmans, s’agissant du nombre de signalements, tient aussi au fait que les juifs ont une expérience de 40 ans dans le recensement des agressions, ce qu’indiquait dans une interviewJonathan Kreutner, le secrétaire général de Fédération suisse des communautés israélites.

«Chez les musulmans, la recension des agressions est quelque chose qui reste en grande partie à améliorer»

N'y a-t-il pas peut-être aussi, chez les musulmans, le fait d’intérioriser les remarques désobligeantes, voire de se sentir coupables?
Oui. Et il y a beaucoup de personnes qui ne se sentent pas légitimes pour signaler des agressions verbales, sans même parler des agressions physiques. D’autres personnes craignent les conséquences négatives d’un signalement, dans le domaine du travail, par exemple. Elles ne veulent pas passer pour celles qui se plaignent tout le temps. Pareil dans les relations de voisinage: on craint d’aggraver la situation en faisant remarquer des attitudes potentiellement racistes.

«La peur de l’étranger»

Ce que vous appelez discriminations dans votre étude se traduit dans la vie quotidienne par des remarques antipathiques, des racontars entre voisins en l’absence des personnes concernées, des propos proprement racistes, qui rabaissent la dignité des personnes musulmanes. Chacun d’entre nous peut être amené à entendre ce type de propos. Le racisme antimusulman n’exprime-t-il pas avant tout un rejet des musulmans?
Ce racisme antimusulman du quotidien dont vous parlez est passablement lié aux discours sur l’invasion étrangère, à un moment où il est question de «surpopulation étrangère» dans le débat public. Lors des débats sur les minarets ou le voile intégral, ce qui affleurait, c’était beaucoup la peur de l’étranger.

Il y a peut-être un reproche qu’on peut adresser à votre étude: il n’est nulle part fait mention de l’islamisme. Or l’islamisme, non seulement opère sur une partie des musulmans de Suisse, mais il participe d’une tension politique dans les sociétés européennes.
Le mot d’islamisme en tant que tel ne figure pas dans notre étude, mais il y a une partie qui traite de la critique envers les musulmans et du racisme qui les vise.

«Pour nous, auteurs du rapport, il était important d’éviter le plus possible le terme d’islam, parce que cela suscite des passions autour des religions et des civilisations»

Or, ce qui est important, d’un point de vue des sciences sociales, c’est de parler des personnes affectées et concernées par les discriminations antimusulmanes, dont on a vu qu’elles peuvent emprunter à plusieurs registres.

Votre rapport fait commencer le racisme antimusulman aux attentats d’al-Qaïda du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis. Vous omettez, il me semble, de parler de l’idéologie islamiste qui s’est propagée en Europe dès la fin des années 1980. Dans la pensée islamiste, celle des Frères musulmans en particulier, il faut encadrer les musulmans de leur naissance à leur mort, au moyen de toute une panoplie d'associations cultuelles. Votre étude parle du voile comme d’un fait naturel, alors que le voile est un élément essentiel dans la vision islamiste, ce qui ne préjuge pas des raisons invoquées par celles qui le portent. Comment faire l'impasse sur ces phénomènes?
Ce que vous évoquez est juste. Il y a une critique légitime qu’on peut avoir de ces réseaux et de ces mouvements islamistes.

«Il ne faut pas opposer si je puis dire le racisme antimusulman et la critique du fondamentalisme religieux. Les deux ne se contredisent pas nécessairement»

Il arrive que l’on développe un racisme antimusulman en réaction à l’observation de mouvements islamistes. L’un et l’autre peuvent se nourrir mutuellement. On pourrait aussi parler de discriminations intramusulmanes, lorsque des groupes musulmans font preuve de sexisme ou d’homophobie envers des musulmanes et des musulmans. De même, il est important de relever et condamner des propos anti-juifs ou anti-Noirs tenus par des personnes musulmanes.

On entend dire parfois que l’islamophobie créerait la radicalisation chez le musulman. C’est ce que disait un groupe salafiste radical né en Bienne en 2009, le Conseil central islamique suisse. Cet enchaînement causal peut-il être défendu?

«Non, il faut s’opposer à un tel argument. Ce n’est pas l’islamophobie qui crée la radicalisation, ce sont les islamistes et leur interprétation des textes islamiques»

On peut se dire, bien sûr, que les islamistes vont à présent chercher à instrumentaliser ce terme de racisme antimusulman. Il faudra dénoncer cette récupération. Mais il est très important de comprendre que de nombreuses personnes sans lien avec l’islamisme souffrent de discriminations, parce que, précisément, on les associe à un courant extrémiste. Il faut donc, d’une part, critiquer les mouvements islamistes et, d’autre part, prendre garde à ne pas stigmatiser toute une population. Comme toujours dans ces choses-là, il faut faire preuve d’humanité. En ce qui nous concerne, c’est la première fois qu’une étude qualitative comme la nôtre est publiée.

«Il est important d’accorder toute l’attention et la bienveillance qu’il faut aux personnes victimes de discriminations»

Quelles recommandations faites-vous dans votre rapport?
Entre autres, il est important d’améliorer le signalement et la gestion des signalements. Il faut davantage de données pour pouvoir mieux analyser et évaluer les cas et les situations. Parallèlement, il est nécessaire de renforcer les services cantonaux chargés de l'intégration et de la lutte contre le racisme. Ceux-ci sont surchargés, ce qui affecte leurs capacités d’interaction avec les personnes concernées. L’étude plaide enfin pour une plus grande sensibilisation générale au racisme antimusulman et aux expériences des personnes affectées.

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Video: watson
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