Publié le 28.11.2024

Le mot du Doyen, Joachim Negel - SA 2024/II


Chères et chers membres de la Faculté de théologie,
Chères amies et chers amis,

« En vérité, nous vivons des temps sombres »[1] – c’est ce que l’on a envie de crier au vu des nouvelles de ces trois dernières semaines. Non seulement la deuxième présidence de Donald Trump, mais aussi la victoire en cascade d’un homme qui, de l’aveu même de nombre de ses électeurs, est capricieux et menteur, vindicatif, égocentrique, impitoyable, maladivement avide de reconnaissance, à la fois rustre et inculte, vulgaire, ouvertement misogyne, volontiers raciste, plein de ressentiment, infâme, vil, trompeur, sans conscience, moralement dépravé… On n’en finit pas avec les péjoratifs. Et cet homme ne gagne pas seulement pour la deuxième fois les élections présidentielles américaines, mais « the people’s vote », c’est-à-dire la sympathie d’une grande partie de la population américaine, dont un nombre disproportionné de catholiques.

Et puis il y a la guerre en Ukraine, qui est depuis longtemps plus qu’un simple conflit régional ; cette guerre a tout pour devenir un embrasement mondial. C’est là que le permanent président néo-impérialiste Vladimir Poutine, qui ne supporte plus la douleur fantôme de l’effondrement de l’Union soviétique, forge ses coalitions avec le dictateur nord-coréen Kim Jong-Un et les mollahs iraniens. Les idées de séparation des pouvoirs, d’État de droit et de libertés individuelles, pour lesquelles les Ukrainiens paient aujourd’hui un prix si élevé, pourraient finir par contaminer la petite mère Russie. Il faut absolument s’y opposer. Le patriarche Kirill, son Embarrassence clericale nationaliste, donne sa bénédiction[2] ; le pape François se tait.

Et nous, en Europe occidentale ? Qu’en est-il de nous ? Si une grave récession économique devait vraiment se produire, aurions-nous la force morale nécessaire pour porter haut l’étendard de l’État de droit libéral, même si cela devait nous coûter personnellement ? Résisterions-nous aux joueurs de flûte populistes (un Roger Köppel chez nous en Suisse, un Björn Höcke ou une Sahra Wagenknecht en Allemagne) ? L’État de droit démocratique n’a pu s’imposer chez nous que parce que ses promesses se sont accompagnées d’une augmentation continue de la prospérité générale au cours des dernières décennies. Et si la prospérité et le bien-être, le welfare et le wellness, ne sont plus identiques à la démocratie libérale, les digues céderont-elles chez nous aussi [3]?

On pourrait continuer ainsi, il faudrait parler de la terreur du Hamas contre Israël et la population palestinienne, de la guerre de Gaza et de la guerre du Liban, dans lesquelles la puissance militaire israélienne agit de manière très discutable. Et puis il y a la Chine et son appétit pour Taïwan, mais aussi la Syrie, le Soudan et le Yémen, Haïti et le Venezuela, soumis à une discipline de fer par des clans kleptocratiques… on n’en finit pas. Oui, en effet, nous vivons des temps sombres.

C’est ainsi que l’on aimerait parler et se retirer dans sa coquille. Mais que peut-on y faire ? Internet et ses bulles n’aident pas, se morfondre n’est pas non plus une solution, et cultiver son petit jardin[4] peut certes apporter une distraction pour le moment, mais ne change rien aux circonstances du monde. Tôt ou tard, il faudra s’occuper d’eux – car tôt ou tard, ils s’occuperont de nous, que cela nous plaise ou non.

À ce stade, il convient de rappeler une lettre du pape François, plutôt silencieux en ce moment. Elle a été publiée début août sous la forme d’une lettre personnelle adressée dans un premier temps aux responsables de la formation des prêtres. Mais comme la thématique qui y est abordée concerne toute personne un tant soit peu attentive au monde qui l’entoure, cette lettre est en fait adressée à tous. Le titre – Sur le rôle de la littérature dans la formation[5] – semble un peu austère ; mais à peine a-t-on commencé à lire que l’on est saisi :

Souvent, selon la première observation de cette lettre, « un bon livre [...] peut être pour nous une oasis ». « Dans les moments de fatigue, de colère, de déception, d’échec, lorsque même dans la prière nous ne parvenons pas à trouver le calme, un bon livre [...] nous aide à traverser la tempête jusqu’à ce que nous trouvions un peu plus de sérénité [...]. Et peut-être que cette lecture nous ouvre-t-elle de nouveaux espaces intérieurs qui nous aident à ne pas nous enfermer dans [...] des idées obsessionnelles [...]. Avant que les médias, les réseaux sociaux, les téléphones portables et autres dispositifs deviennent omniprésents, cette expérience était fréquente, et ceux qui l’ont connue savent de quoi je parle. Il ne s’agit pas d’une chose dépassée »[6].

Le pape François explique ensuite pourquoi la lecture d’un roman, d’une nouvelle, d’un poème est si importante pour notre expérience de nous-mêmes et du monde : « Contrairement aux médias audiovisuels [...], le lecteur est beaucoup plus actif dans la lecture d’un livre. Il réécrit en quelque sorte l’œuvre, l’amplifie avec son imagination, crée un monde, utilise ses capacités, sa mémoire, ses rêves, sa propre histoire [...], et ce qui en ressort est une œuvre bien différente de celle que l’auteur voulait écrire. Une œuvre littéraire est donc un texte vivant et toujours fécond, capable de [...] produire [...] une synthèse originale avec chaque lecteur qu’elle rencontre. Dans la lecture, le lecteur s’enrichit de ce qu’il reçoit de l’auteur, mais cela lui permet en même temps de faire fleurir la richesse de sa propre personne, de sorte que chaque nouvelle œuvre qu’il lit renouvelle et élargit son univers personnel »[7].

Et puis François offre toute une série d’exemples tirés de ses propres expériences de lecture : il y a les pleurs d’une fillette abandonnée dont le récit pénétrant le touche ; la tendresse de la vieille femme qui couvre son petit-fils endormi ; les efforts héroïques du petit commerçant pour joindre les deux bouts malgré les difficultés ; l’humiliation d’un homme qui se sent critiqué par tous ; le garçon qui possède ses rêves comme seule échappatoire à la douleur d’une vie malheureuse et rude. – Plonger dans l’univers d’un livre, c’est entrer dans d’aut­res mondes avec ses propres expériences, c’est devenir plus sensible aux expériences des autres, comprendre un peu mieux leurs luttes et leurs aspirations, voir la réalité avec leurs yeux et devenir ainsi successivement leurs compagnons de route. Nous nous immergeons « dans l’existence concrète et intérieure du vendeur de fruits, de la prostituée, de l’enfant qui grandit sans ses parents, de l’épouse du maçon, de la vieille femme qui croit encore trouver son prince charmant. Et nous pouvons le faire avec empathie et parfois avec tolérance et compréhension »[8].

En ces temps d’incertitude politique, la littérature ne pourrait-elle pas élargir notre horizon ? Qu’y aurait-il à lire ? Les recommandations que je fais ci-après sont bien sûr déterminées par les préférences et les hasards de mes propres expériences de lecture, mais elles ne sont pas non plus simplement subjectives.

Ainsi, pour une meilleure compréhension de la guerre de Poutine contre l’Ukraine, je rappelle la grande trilogie Amadoka de Sofia Andrukhovych (L’histoire de Romana, ... d’Uljana, ... de Sofia)[9], une description saisissante de l’Holodomor, la collectivisation forcée ordonnée par Staline aux petits paysans ukrainiens dans les années 1931-1933, à la suite de laquelle jusqu’à sept millions d’Ukrainiens sont morts de faim. Pour ce qui est de la Russie contemporaine et de son passé stalinien refoulé, nous recommandons également les œuvres de Varam Chalamov (Les récits de la Kolyma 1-4)[10], mais aussi la monumentale épopée sociale de Vassili Grosman, Vie et destin, l’une des œuvres les plus importantes de la littérature russe, qui ne peut être comparée qu’à Guerre et paix de Tolstoï. Le thème de cette épopée est l’invasion de l’Union soviétique par l’Allemagne nazie et le choc de deux totalitarismes[11].

Pour comprendre le conflit israélo-palestinien, il faut lire les livres d’Amoz Oz (Une histoire d’amour et de ténèbres[12]) et de David Grossman (Une femme fuyant l’annonce[13]), ainsi que le roman de l’écrivaine arabe israélienne Adania Shibli (Un détail mineur[14]), qui est actuellement la principale voix littéraire de la Palestine.

Pour ceux qui souhaitent avoir l’intuition que dans toute folie, il est possible de trouver des traces d’une profonde humanité, je recommande les livres du romancier polonais Andrzej Szczypiorski (La jolie Madame Seidenman[15] et Messe pour la ville d’Arras[16]) ainsi que la nouvelle Quoi de neuf sur la guerre ? de l’homme de lettres et réalisateur français Robert Bober[17].

Au-delà des grandes tribulations du monde, il faudrait bien sûr aussi et absolument évoquer les histoires troublantes ou envoûtantes du petit, de l’intime, du personnel : les poèmes laconiques de Mascha Kaléko (Vers pour contemporain[18]) ou les poèmes douloureux de Nelly Sachs[19], Gertrud Kolmar[20] et Else Lasker-Schüler[21], et bien sûr les grands romans d’apprentissage européens de Goethe (Wilhelm Meister), Stendhal (Le Rouge et le Noir ; Éducation sentimentale ; La Chartreuse de Parme) et Gottfried Keller (Henri le Vert), mais aussi les petits romans ou récits d’apprentissage non moins importants de Robert Seethaler (Une vie entière[22]), et Fred Uhlman (L’ami retrouvé[23]) ; et enfin les magnifiques descriptions de paysages chez Charles-Ferdinand Ramuz (Derborence ; Si le soleil ne revenait pas ; La beauté sur la terre), mais aussi l’exposition de l’homme face à une nature hostile chez Herman Melville (Moby Dick) et Adalbert Stifter (L’éclipse solaire du 8 juillet 1842).

Et l’on pourrait continuer ainsi à l’infini, car « de tous les mondes que l’homme a créés, celui des livres est le plus immense »[24]. Cela vaut aussi et surtout pour la Bible, qui n’est pas seulement un acte de révélation pour les Juifs et les chrétiens, mais qui est d’abord, dans beaucoup de ses passages, tout simplement de la grande littérature (on pense au livre de Job et aux Psaumes, à l’Ecclésiaste, aux Lamentations de Jérémie, au Cantique des cantiques, aux évangiles ou aux Actes des Apôtres, etc.). La grande littérature, telle que la Bible la présente, intervient dans notre vie. En transformant le regard que nous portons sur nous-mêmes, elle nous transforme nous-mêmes et, avec nous, le monde. Et l’on comprend soudain pourquoi les bons livres sont si dangereux pour les potentats. Ils contiennent de la dynamite qui pourrait faire sauter tous les rails établis.

Nous voici donc au début de notre réflexion : que faire en des temps aussi sombres que les nôtres, avons-nous demandé[25] ? La réponse est que l’on peut lire, au moins cela. Car la lecture d’une grande littérature comme celle que nous venons de citer ne fait pas que nous consoler, elle crée un espace de respiration et clarifie le regard – en d’autres termes, elle nous apprend à voir ce qui est. « Celui qui apprend vraiment à voir s’approche de l’invisible »[26], déclare le Pape François à la fin de sa lettre en se référant à Paul Celan. Avec Albert Camus, l’un de mes « pères de l’Église » agnostiques, on peut dire la même chose plus prosaïquement. Quelque part dans l’un de ses premiers essais, on peut lire : « Si tu veux être philosophe, écris des romans ». J’aurais très envie de transformer un peu cette phrase et de la marteler aux oreilles de toutes nos étudiantes et tous nos étudiants, de nos collègues et surtout de moi-même. La phrase serait : « Si tu veux être théologien, lis des romans ». Oui, lisons des romans, prenons le temps pour lire des poèmes et des nouvelles et des récits et, et, et. Notre théologie sera plus proche de la vie et de la réalité. En parlant de Dieu, nous toucherions à Lui, l’indicible, et donc au monde. Nous Le mettrions délicatement en parole, et ainsi nous et le monde, surtout maintenant en ces temps sombres.

Joachim Negel
Doyen

 

[1]     Cf. Bertolt Brecht, An die Nachgeborenen, dans : Gesammelte Gedichte, vol. 2, édition Suhrkamp, Francfort, 1976, p. 722-725.

[2]     Jörg Himmelreich, « Die russisch-orthodoxe Kirche als Kriegstreiberin », dans : Neue Zürcher Zeitung, 18 novembre 2024, p. 19. – Voir également la réaction du patriarche de Constantinople, Bartholomée : https://www.katholisch.de/artikel/41644-wegen-haltung-zum-krieg-bartholomaios-legt-kyrill-ruecktritt-nahe (consulté le 26 novembre 2024).

[3]     Cf. Jean-Pierre Wils, Renoncement et liberté. Espaces de survie du futur, Stuttgart, 2024.

[4]     Voltaire, Candide, chap. XXX.

[5]     https://www.vatican.va/content/francesco/fr/letters/2024/documents/20240717-lettera-ruolo-letteratura-formazione.html (consulté le 25 novembre 2024).

[6]     Ibid. chap. 2.

[7]     Ibid., chap. 3.

[8]     Ibid., chap. 36.

[9]     Traduit de l’ukrainien par Alexander Kratochvil et Maria Weissenböck, éditions Residenz, Salzbourg, 2023/24.

[10]   Traduit du russe par Sophie Benech, Catherine Fournier et Luba Jurgenson, postface de Michel Heller, éditions Verdier, 2003.

[11]   Édition enrichie, préface inédite de Luba Jurgenson, traduit du russe par Alexis Berelowitch et Anne Coldefy-Faucard, Le livre de poche, Paris, 2024.

[12]   Traduit de l’hébreu de Sylvie Cohen, Folio, Paris, 2005.

[13]   Traduit de l’hébreu de Sylvie Cohen, Points, Paris, 2020.

[14]   Traduit de l’arabe (Palestine) par Stéphanie Dujols, Babel, Paris, 2024.

[15]   Traduit du polonais par Gérard Conio, L’Âge d’Homme, Paris, 1988.

[16]   Traduit du polonais par François Rosset, Noir Blanc, Paris, 2021.

[17]   Folio, Paris, 2002.

[18]   Mascha Kaléko, Verse für Zeitgenossen, Deutscher Taschenbuchverlag, Munich, 20178.

[19]   Nelly Sachs, Brasier d’énigmes et autres poèmes, traduit de l’allemand par Lionel Richard, Denoël, Paris, 1967 ; Id., Exode et métamorphose, précédé de Et personne n’en sait davantage, traduit de l’allemand par Mireille Gansel, Verdier, Paris, 2002.

[20]   Gertrud Kolmar, Quand je l’aurai tout bu (Poésies 1927-1932), édition bilingue, traduit de l’allemand par Fernand Cambon, « Circé Poésie », Circé, Paris, 2014.

[21]   Else Lasker-Schüler, Viens à moi dans la nuit, traduit de l’allemand par Raoul de Varax, Orizons, Paris, 2015 ; Id., Mes merveilles, traduit de l’allemand de Guillaume Deswarte, Héros-Limite, Paris, 2024.

[22]   Traduit de l’allemand par Élisabeth Landes, Sabine Wespieser éditeur, Paris, 2015.

[23]   Traduit de l’anglais par Léo Lack, avec une introduction d’Arthur Koestler, Folio, Paris, 1983.

[24]   Hermann Hesse, Magie des Buches, dans : Sämtliche Werke, vol. 14, Suhrkamp, Francfort-sur-le-Main, 2003, p. 403.

[25]   Voir note de bas de page 1 ci-dessus.

[26]   Pape François, Lettre Sur l’importance de la littérature dans l’éducation (voir ci-dessus note 5), chap. 44 (cité par Paul Celan, « Mikrolithen sinds, Steinchen », dans : Die Prosa aus dem Nachlaß, Suhrkamp, Berlin, 2005, no 24.1).