Elles sont à la fois le problème et la solution. Grandes émettrices de carbone, les compagnies pétrolières se trouvent être les mieux placées techniquement pour extraire artificiellement le CO2 de l’atmosphère, puis de le stocker dans le sous-sol. Face à l’urgence climatique, est-il pourtant juste de les solliciter et de les rétribuer pour résoudre une partie du problème qu’elles ont créé? C’est le dilemme sur lequel se sont penchés des éthicien·ne·s de l’Université de Fribourg et de l’Université de Twente.
C’est un scénario à la Don’t look up qui se déroule sous nos yeux. En dépit des événements météorologiques extrêmes de ces dernières années, les autorités politiques rechignent à réduire les émissions de gaz à effet de serre occasionnés par nos modes de vie basés sur les combustibles fossiles. Fort de ce constat d’impuissance et face à l’urgence de la situation, d’aucuns proposent d’extraire artificiellement le CO2 de l’atmosphère et de le stocker durablement dans le sous-sol. C’est notamment l’option à laquelle s’est résignée la Suisse, elle qui doit réaliser son objectif de zéro émission nette d’ici à 2050. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) ne dit d’ailleurs pas autre chose, lui qui affirme que le recours à des technologies d’élimination du dioxyde de carbone (CDR) s’avère indispensable si l’on souhaite limiter le réchauffement climatique mondial à 1,5°C au-dessus des niveaux préindustriels. «C’est le prix à payer si l’on souhaite respecter l’Accord de Paris», constate Ivo Wallimann-Helmer, directeur de University of Fribourg Environmental Sciences and Humanities Institute (UniFR_ESH), et co-auteur d’un article intitulé «Justice in benefitting from carbon removal» dans le journal Global Sustainability qui vient de paraître.
Le dilemme des majors du carbone
Le hic, c’est que les entreprises les plus susceptibles de stocker le CO2 après l’extraction de l’atmosphère sont aussi celles qui ont contribué et contribuent encore le plus massivement aux émissions de gaz à effet de serre. «D’un côté, les entreprises pétrolières se sont enrichies en vendant des combustibles fossiles, mais de l’autre ce sont elles qui disposent des capitaux et de la technologie pour construire, dans les plus brefs délais, des infrastructures de séquestration du CO2», explique Hanna Schübel, doctorante au Département des géosciences de l’Université de Fribourg et co-autrice. Dans le fond, c’est un peu comme si l’humanité devait se tourner vers le pompier pyromane pour éteindre l’incendie qu’il a lui-même allumé. Afin de respecter le principe du pollueur-payeur, Hanna Schübel suggère de taxer les compagnies pétrolières, afin qu’elles ne soient pas doublement gagnantes, en polluant d’abord, puis en «réparant» leurs dégâts ensuite. Tout l’art résidant dans une imposition non rédhibitoire afin de ne pas les détourner de leurs responsabilités: «Si les taxes sont trop lourdes, les compagnies pétrolières ne consentiront pas à investir dans les infrastructures nécessaires à la séquestration du CO2, explique Ivo Wallimann-Helmer. En revanche, si on ne les taxe pas, elles vont profiter d’un marché immense dans lequel elles sont en position dominante du fait de leur passif historique. Ce serait une profonde injustice.» Selon eux, d’autres entreprises, privées ou para-étatiques, pourraient se substituer aux compagnies pétrolières, notamment dans les pays de l’OCDE.
Et pourquoi pas du low tech?
Mais, dans le fond, pourquoi recourir à des options technologiques onéreuses, génératrices d’injustice, alors qu’il existe des solutions vieilles comme la vie sur terre? Ne pourrions-nous pas tout simplement replanter des arbres, eux qui capturent le CO2 de l’atmosphère pour la photosynthèse? «C’est effectivement possible, mais il y a là aussi des questions éthiques qui se posent, souligne Dominic Lenzi, professeur à l’Université de Twente et co-auteur. Dans un monde fini, replanter des arbres va inévitablement se faire au détriment des terres agricoles et donc de la sécurité alimentaire. Sans oublier qu’un incendie réduirait à néant tous les efforts de stockage de CO2.» Dès lors, tout comme ces collègues fribourgeois, Dominic Lenzi estime que les technologies d’émissions négatives constituent une option pertinente et nécessaire, bien qu’insuffisante à elles-seules.
Un modèle d’affaire
Cette solution est d’ailleurs jugée d’autant plus valables qu’elle peut constituer un véritable modèle d’affaires, le marché du carbone se chiffrant en milliards de dollars. «C’est une des rares mesures de lutte contre le réchauffement climatique qui permet non pas de perdre de l’argent mais d’en gagner», insiste Dominic Lenzi. Les trois auteur·e·s insistent toutefois sur le fait que «récompenser les grands émetteurs de carbone sans leur faire payer leurs responsabilités historiques en matière de climat reste inadmissible.»
Justice in benefitting from carbon removal, Dominic Lenzi, Hanna Schübel and Ivo Wallimann-Helmer, Cambridge University Press, 12 December 2023
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