Dossier
Autres temps, autres moeurs?
Le port du niqab, ce voile intégral couvrant tout le visage à l’exception des yeux, suscite des querelles socio-politiques et des controverses religieuses sans fin. Un véritable regard historique sur la question pourrait représenter une piste pour désamorcer ces conflits stériles.
Le niqab fait actuellement l’objet de conversations animées. Chacun possède une opinion, d’autant plus péremptoire qu’il ignore les origines de la tradition de la femme fort vêtue. Je m’en tiendrai à des considérations historiques, bien que je sache parfaitement qu’elles sont indissociables du contexte religieux et politique que j’entends justement laisser de côté.
Se cacher du regard de l’homme
Pour comprendre l’origine de cette tenue, il faut mettre à profit l’histoire et ne pas se contenter des épisodes récents. Il n’y a pas, que je sache, de société avec une domination nette des femmes en tant que telles. Toutes ont accordé, peu ou prou, l’avantage à la gent masculine. Cependant, parmi les civilisations ainsi typées, le bassin méditerranéen a développé, parfois jusqu’à l’excès, une société marquée par la prédominance mâle. On en trouve, encore aujourd’hui, les témoignages amoindris aussi bien en Europe (Espagne, Italie,…) qu’en Afrique (Algérie, Egypte,…) ou en Asie (Turquie, Liban,…). La Grèce n’a pas échappé à la règle. Déjà dans l’Antiquité, cette civilisation, dont nous sommes les héritiers directs dans tant de domaines, possédait, elle aussi, cette caractéristique. Par exemple, à Athènes aux époques classiques et hellénistiques, soit aux Ve et IVe s. av. J.-C., ainsi qu’aux siècles suivants, il était hors de question qu’une femme sortît en public la tête ou les bras nus. Au contraire, elle disparaissait sous divers voiles et autres étoffes. Naturellement, il ne pouvait être question que toutes les femmes fussent ainsi habillées. Cela concernait seulement celles de la bonne société. Les citoyennes pauvres qui devaient par exemple travailler dans le domaine public ne pouvaient pas porter de tels vêtements. Quant aux esclaves, elles aussi devaient viser le côté pratique de leur tenue. Même si les traits du visage de la femme athénienne n’étaient pas cachés, les divers accessoires qu’elle portait (le voile sur la tête, le parasol dans une main, l’éventail dans l’autre) la rendait plus proche d’une Syrienne voilée que d’une Européenne décontractée. Le but d’un tel habillement était le même que celui du niqab: il fallait soustraire le corps de la femme au regard de l’homme. Les deux sortes de vêtement, par conséquent, ont la même fonction.
Ce qui, je crois, choque les Occidentaux aujourd’hui, c’est que ces vêtements réapparaissent dans leurs sociétés. Avec le niqab, les gens ont l’impression d’accomplir un saut dans l’obscurantisme, alors que des luttes féroces se sont passées et se passent encore pour que les femmes obtiennent le droit de s’habiller comme elles le souhaitent. Ces luttes ne représentent pas que le combat pour un vêtement sans entraves. Il est plus que cela. Il symbolise pour les Occidentales leur liberté et, selon les féministes, leur absence de soumission par rapport aux hommes. Car sans vouloir remonter aux origines des luttes contre les carcans vestimentaires, on constate que ce n’est qu’il y a peu (en termes de temporalité historique) que les femmes se sont débarrassées de leurs longs vêtements. Ainsi, même après la Seconde Guerre mondiale, la grande couturière Coco Chanel, qui a créé pour la femme moderne et active des vêtements souples et pratiques, ne tolérait-elle pas que l’ourlet remontât au-dessus du genou des femmes. C’était certes un mélange de pudeur et de convenance qui dictait cette attitude, mais cette dernière était également ressentie comme un symbole de soumission face à l’oppression masculine (pour reprendre le vocabulaire des féministes). Si je continue mon analyse selon ce point de vue, ma grand-mère – née au XIXe siècle – qui ne serait jamais sortie dans la rue sans se couvrir les cheveux d’un chapeau, constituerait l’exemple typique de la femme qui agit ainsi sous prétexte de décence, mais serait, en réalité, la victime inconsciente de son allégeance à l’homme. En effet, cet accessoire avait initialement le but de cacher du public ce que les cheveux féminins avaient d’impudique selon des critères masculins et plaçait, une fois de plus, la femme en position d’infériorité! Si nous revenons au niqab, nous comprenons bien qu’avec un tel état d’esprit, inconscient mais réel dans la tête des Européens, et après tant de luttes contre les traditions, voir aujourd’hui des femmes en porter en public, volontairement ou non, est choquant. Chacun réagit alors à sa manière contre ce qui est perçu comme de la provocation. Certains adoptent une attitude d’indifférence; d’autres, et c’est la majorité, encouragés par les partis d’extrême-droite, y répondent par des interdictions. A leur tour, certains musulmans se sentent défiés par ces interdictions ressenties comme une agression et c’est ainsi qu’est enclenché l’engrenage de l’incompréhension, propice aux actes de violence.
La voie balisée de l’histoire
C’est pourquoi, au lieu de juger ce comportement à l’emporte-pièce (ce qui est un comble en parlant de vêtements!), mieux vaut adopter une voie étroite mais sûre, car balisée par l’histoire. Cette dernière, en effet, est la seule à nous permettre de comprendre qu’un habillement jugé traditionaliste n’est pas automatiquement la preuve d’une mentalité obscurantiste! On sait que la Grèce de l’Antiquité, comme Rome, était réactionnaire. La mentalité privilégiait la tradition et abhorrait toute nouveauté. De plus, par rapport aux femmes, non seulement ces sociétés les soustrayaient presque totalement au regard de l’homme, mais en plus, elles les ont toujours considérées comme d’éternelles mineures et leur ont dénié quasiment toute vie sociale. Une telle attitude se retrouve dans presque toutes les sociétés anciennes. Il faut reconnaître que ce n’est heureusement plus l’état d’esprit actuel. Cependant, les valeurs grecques, au-delà de cette mentalité paternaliste et machiste, combattue avec succès en Occident, nous ont précieusement été transmises et constituent aujourd’hui encore des cadres de pensée à l’intérieur desquels nous, hommes du XXIe siècle, réfléchissons sans les avoir dépassés. Cet exemple montre qu’on peut, par conséquent, facilement dissocier valeurs sociétales et intellectuelles.
Déjà le pantalon
C’est pourquoi il faut agir précautionneusement avec les Orientales. Elles viennent de sociétés qui ont évolué différemment des européennes. Il faut cependant s’empresser d’ajouter que porter un niqab dans nos sociétés, c’est chercher les problèmes. En effet, se conformer à une tradition ancestrale, qui avait été largement abandonnée dans les décennies précédentes, comporte une part certaine de provocation. Là encore, l’histoire apprend qu’il ne sert à rien de hurler avec les loups; en d’autres termes, ce n’est pas parce que la majorité des gens pense d’une manière, que cette manière est juste. Pour prouver que cet adage est valable dans notre domaine également, prenons un exemple concernant un autre vêtement: le pantalon. Dans les années 60 du siècle précédent, quand est apparu ce vêtement pour les femmes, les réactions au début ont été très dures. La majorité des gens ne supportaient pas de voir des femmes porter un habit d’homme. Qui, cependant, s’en offusque encore aujourd’hui? Pour en revenir au niqab et pour éviter que nous revivions l’intolérance d’il y a cinquante ans, pensons, quand nous croisons une femme en niqab, que, de deux choses l’une, soit il s’agit d’une provocation et l’histoire nous a appris à ne pas y répondre sous peine de difficultés plus grandes encore; soit c’est une Orientale qui se conforme à une tradition religieuse qui n’a plus cours chez nous.
Olivier Curty est maître d’enseignement et de recherche au Département d’histoire de l’Antiquité, spécialisé dans l’étude de l’épigraphie de l’époque hellénistique.
Une version de ces propos, nettement raccourcie, a paru dans le journal La Liberté en date du 6 décembre 2016 dans la rubrique Opinions de la page Forum.