Recherche & Enseignement

Expliquer sans excuser

Chiffrer et cartographier les enfermements administratifs en Suisse, tout en tentant de comprendre comment de telles pratiques ont été possibles dans un pays démocratique: c’est le travail de titan confié à une commission indépendante d’experts, dont fait partie la Professeure Anne-Françoise Praz.

Assistés, rebelles, alcooliques, prostituées ou encore mères célibataires: en Suisse, des dizaines de milliers de personnes ont été enfermées contre leur gré entre le milieu du XIXe siècle et 1981. Ce sans autre forme de procès et alors qu’elles n’avaient commis aucun délit.

 

Rien que durant la première moitié du XXe siècle, les internements administratifs auraient concerné 40’000 à 50’000 habitants du pays, selon l’une des rares estimations chiffrées disponibles à l’heure actuelle. Déterminer l’ampleur globale du phénomène, c’est justement l’une des missions confiées à la Commission indépendante d’experts (CIE) ad hoc, instituée par le Conseil fédéral en novembre 2014 (voir encadré), et dont fait partie Anne-Françoise Praz, professeure associée en histoire contemporaine à l’Université de Fribourg. Parmi les autres buts fixés à la CIE figure l’établissement «d’une sorte de cartographie des différentes pratiques en matière d’internements administratifs, notamment selon les époques, les cantons ou les comportements incriminés», précise la chercheuse. «Mais il s’agit surtout de comprendre pourquoi de telles pratiques ont été possibles dans un pays démocratique.»

 

Grandes disparités cantonales

Par internement administratif, on entend l’ordonnance d’une privation de liberté par une autorité qui n’est généralement pas judiciaire. «Ces personnes étaient placées dans des quartiers de prisons, des ‹maisons de travail› ou des hôpitaux psychiatriques pour de simples comportements jugés inadaptés ou problématiques», souligne l’historienne. Autant d’incarcérations régies par des législations cantonales aussi nombreuses que variées. «Certains cantons étaient dotés de lois spécifiques. C’était par exemple le cas de Vaud et Zurich.» Dans ces mêmes cantons ou ailleurs, «les autorités pouvaient aussi enfermer les marginaux en se référant à d’autres lois, telles que celles sur les auberges ou l’assistance». Il faudra attendre la ratification par la Suisse, en 1974, de la Convention européenne des droits de l’homme pour que sonne le glas de ces pratiques arbitraires: en 1981 entrent en vigueur dans le Code civil suisse des dispositions sur la privation de liberté à des fins d’assistance, qui prévoient notamment un droit de recours pour les personnes touchées.

 

Si la trentaine de personnes mises à contribution dans le cadre de cette recherche a encore de longs mois de travaux devant elle, «certaines tendances commencent déjà à se dessiner», relève Anne-Françoise Praz. A la fin du XIXe siècle et au début du XXe, «la pauvreté était un thème particulièrement sensible en Suisse. Il y avait notamment la possibilité d’interner des individus qui n’avaient pas un travail régulier, sous couvert de ‹fainéantise›». Autre comportement jugé particulièrement problématique à la même époque? «La prostitution, considérée comme un moyen de subsistance non respectable. A noter qu’une tenue un brin provocante suffisait parfois pour conduire à une arrestation (puis à une incarcération) pour motif de racolage.» Après la Deuxième Guerre mondiale, c’est plutôt la marginalité qui va entraîner la plus grande vague d’internements administratifs, et il semblerait que la jeunesse, accusée d’insoumission ou de liberté de mœurs, ait été davantage ciblée. «Nous avons déjà recensé plusieurs cas d’adolescentes enceintes qui ont été incarcérées à la prison pour femmes de Hindelbank (BE).» Dès les années 1960, les toxicomanes sont venus gonfler les effectifs des internés, alors que les enfermements d’alcooliques tendaient au contraire à diminuer. Les chercheurs de la CIE ont aussi constaté qu’il existait des différences entre les régions. Alors que dans le Canton de Neuchâtel, les personnes envoyées derrière les barreaux étaient surtout des hommes, Vaud privait majoritairement les femmes de leur liberté, ceci malgré des lois sur l’internement administratif quasi identiques. Quant aux procédures conduisant aux internements, elles allaient d’une décision prise par une commission spécifique (Vaud) au simple feu vert du préfet sur demande des communes (Fribourg).

 

Cercle vicieux

Parallèlement à sa fonction de membre de la commission (qui en compte neuf au total), Anne-Françoise Praz exerce pour le compte de la CIE un «petit mandat de recherche, qui porte spécifiquement sur les archives de la prison de Bellechasse». L’établissement pénitentiaire fribourgeois a, en effet, accueilli bon nombre d’internés: «Nous disposons de 1500 dossiers portant sur le XXe siècle.» L’analyse de la spécialiste porte notamment sur les ego-documents produits par les internés. «Il s’agit de missives qui n’ont pas été expédiées à leurs destinataires, parce qu’elles contenaient des éléments jugés problématiques, tels que des critiques sur l’établissement. On y trouve également des plaintes ou des recours adressés aux autorités supérieures, qui n’ont pas été transmises. Ou encore de messages à l’attention d’autres détenus, parfois rédigés sur des emballages de plaques de chocolat, faute de papier.» L’occasion pour l’historienne de constater l’ampleur des souffrances exprimées par les victimes d’incarcérations abusives. «D’autant qu’il n’était pas rare que ces personnes se trouvent mêlées à des criminels.» En effet, même si les lois régissant les internements administratifs prévoyaient généralement des régimes de détention différenciés, «ils n’étaient pas forcément appliqués dans les faits», que ce soit à Fribourg ou ailleurs en Suisse.

 

© ETH-Bibliothek Zürich, Bildarchiv | Fotogrraf: Vogt, Jules

Autre observation problématique des chercheurs affiliés à la CIE: alors que certaines règlementations autorisant les enfermements administratifs fixaient des limites temporelles claires, «les dates de sortie prévues n’étaient pas toujours respectées». Certaines personnes ont ainsi passé «une bonne partie de leur vie internées, que ce soit d’une traite ou en plusieurs fois, tandis qu’au départ, elles n’étaient accusées que d’une bagatelle». Anne-Françoise Praz évoque aussi la récurrence d’un cercle vicieux: «De nombreux enfants ayant subi dans leur enfance un placement – par exemple parce que leurs parents étaient internés – n’ont pas pu se défaire de cette étiquette et ont fini par être internés à leur tour.»

 

Une recherche un peu particulière

Selon Anne-Françoise Praz, l’un des aspects les plus particuliers de cette recherche «est le fait que nous travaillons – entre autres sources – sur la base de témoignages» de personnes encore en vie. L’historienne explique que «cela pose de nouveaux défis, notamment au niveau de la manière de désigner les internés, en évitant de reproduire le vocabulaire stigmatisant de l’époque», dont ils affirment avoir porté le discrédit jusqu’à ce jour. Il n’est pas toujours facile non plus de faire comprendre aux victimes d’internement que «nos recherches ont pour but d’expliquer cette page sombre de l’histoire nationale, de saisir les raisons d’agir des responsables du passé, sans pour autant les excuser».

 

Ce que les chercheurs souhaitent d’ailleurs mieux cerner, c’est l’importance de la contestation qui s’est élevée, au fil du temps, contre les internements administratifs. «Premièrement, il ne faut pas croire que les principaux intéressés acceptaient leur sort les bras croisés. De nombreux documents montrent qu’ils tentaient de se défendre», rapporte la professeure de l’Unifr. A partir du début du XXe siècle, d’autres voix se sont élevées publiquement, afin de dénoncer ces mesures, notamment dans la presse (voir encadré). «Après la Deuxième Guerre mondiale, les critiques se sont amplifiées. Mais il faudra attendre des impulsions extérieures à la Suisse pour qu’une modification législative intervienne.» L’historienne évoque notamment les remontrances dès 1951 du Bureau international du travail, «qui considérait (à raison) que les internements administratifs entraient dans la catégorie du travail forcé». Du côté de la Confédération, même si la pratique des enfermements abusifs a été bannie en 1981, plus de trente ans se sont écoulés avant que des excuses officielles soient présentées, en 2013, par la ministre de la justice Simonetta Sommaruga au nom du Conseil fédéral, aux victimes de ces mesures de coercition. Quant à la loi ouvrant la porte à un dédommagement financier des ex-internés, elle vient à peine d’entrer en vigueur.

 

Le fédéralisme pointé du doigt

Certes, la Suisse n’est pas le seul pays occidental à avoir autorisé les enfermements abusifs. Reste que, selon les premières analyses, ces mesures y ont eu cours même en temps de paix, «et plus longtemps qu’ailleurs», rapporte la membre de la CIE. Le fédéralisme est l’une des raisons qui pourraient expliquer la lenteur de la Suisse à abolir cette pratique, précise Anne-Françoise Praz. «Mais tous ces éléments restent à vérifier.» La commission a donc encore du pain sur la planche. Heureusement, elle pourra compter, dès ce printemps, sur un renfort bienvenu, bien qu’indirect: celui des chercheurs rattachés à un PNR (programme national de recherche) du Fonds national suisse, «qui visera plutôt les autres mesures de coercition, telles que les adoptions forcées, les stérilisations ou encore les essais médicaux sur les personnes placées». Gageons que les centaines de personnes – encore vivantes – dont le parcours a été marqué au fer rouge par un internement abusif – suivront de près l’évolution des travaux des chercheurs.

 

CIE internement abusifs
Instituée par le Conseil fédéral en novembre 2014, la Commission indépendante d’experts (CIE) internements abusifs a démarré ses activités en janvier 2015. Elle a pour mission de réaliser une étude scientifique, sur le modèle de la Commission Bergier. La CIE, qui compte neuf membres, est présidée par le juriste et ex-conseiller d’Etat zurichois Markus Notter. Une trentaine de chercheurs collaborent, par ailleurs, à ses travaux à temps partiel, pour un budget total de 10 millions de francs. «Les chercheurs sont répartis en cinq groupes, qui planchent chacun sur un aspect différent de la problématique», note Anne-Françoise Praz. Ces travaux feront l’objet de plusieurs publications, au terme de l’étude, début 2019. Un rapport final synthétique, accessible à un large public, sera également disponible, assorti de recommandations quant aux lois et pratiques actuelles en matière de privation de liberté à des fins d’assistance.

www.uek-administrative-versorgungen.ch


Prostitution: faut-il aussi enfermer les clients?
Parmi la foule de documents d’archives mis en avant sur le site Internet de la CIE figure un article intitulé «Un arrêté dangereux», qui illustre la contestation montante contre les internements administratifs dès le début du XXe siècle. Le texte, paru en novembre 1939 dans le bulletin des Unions des femmes de la Suisse romande, émane de la pionnière féministe Emilie Gourd. L’auteure y réagit à la promulgation par les autorités vaudoises, en octobre 1939, d’un arrêté permettant «l’internement administratif d’éléments dangereux pour la société», ce en vertu des pleins pouvoirs accordés dans le contexte de la Deuxième Guerre mondiale. Après avoir dénoncé le côté arbitraire de l’arrêté («Qu’est-ce qu’un <élément dangereux pour la société>? Et cette définition ne risque-t-elle pas de devenir terriblement élastique au gré de ceux chargés de la mettre en pratique?»), Emilie Gourd pointe le fait que ce texte vise en premier lieu les prostituées. Or, «croit-on vraiment en haut lieu que c’est par l’internement pour trois ans dans une colonie de travail de misérables femmes, souvent malheureuses épaves de notre société, que l’on luttera efficacement contre le fléau de la prostitution?» Et d’interpeler le Conseil d’Etat: l’expérience lui prouvera-t-elle «que pour vingt prostituées qu’il fera interner, vingt autres se retrouveront dès le lendemain à la même place, ceci tout simplement parce que, tant qu’il y aura une demande masculine, il y aura une offre féminine. Ou bien envisage-­t-il d’enfermer aussi dans une colonie de travail tous les <clients>»?


Anne-Françoise Praz est professeure en histoire contemporaine, spécialisée dans les questions de population, de genre, d’histoire de l’enfance et de la jeunesse. Elle co-dirige un projet Sinergia sur les placements d’enfants et fait partie de la Commission indépendante d’experts chargée par le Conseil fédéral d’enquêter sur les internements administratifs.

anne-francoise.praz@unifr.ch

Il y a quelques mois Alma&Georges, le magazine en ligne de l’Unifr, présentait son travail:
www.unifr.ch/alma-georges/articles/2015/lhistoire-a-la-marge