Dossier

Lever le voile sur la laïcité

Les politiques mises en place par la France autour de la question du voile ont eu des répercussions jusqu’à Djibouti. A travers un jeu de miroirs entre ces deux contextes géographiques, les regards sur l’altérité se croisent et donnent à voir le voile comme un objet de fixation, d’instrumentalisation et de résistances.

En France, le port du voile suscite de vifs débats, dont s’emparent d’abord le politique puis le juridique. Le premier donne une consistance idéologique au modèle de l’assimilation culturelle, lequel repose historiquement sur l’interdiction faite aux juifs de parler leur langue et d’afficher leur appartenance religieuse (Grégoire, 1788, chap. IX à XI). Le second légifère et entérine le changement de cadre normatif de la laïcité, depuis la loi interdisant le foulard à l’école votée en 2004.


En effet, s’il est possible de parler d’une réinterprétation majeure de la laïcité, c’est qu’elle a dévié de son acception originelle, promue par Aristide Briand en 1905. Appliquée à l’école, celle-ci stipule la neutralité des programmes, ainsi que des enseignants, et la liberté de conscience des élèves. La neutralité ne s’applique qu’aux agents – et non aux usagers – qui ne combattent pas les dogmes religieux. Les enseignants ont pour mission de développer l’esprit critique sans juger des convictions de leurs élèves. C’est à partir des années 1990 que les circulaires réclamant l’interdiction de signes ostentatoires portés par les élèves et autres rapports témoignant de positions hostiles vis-à-vis du voile se multiplient.

 

Le voile dans le viseur

En 2003, quand Bernard Stasi, médiateur de la République, se voit confier une commission d’enquête sur la laïcité, pas moins de 1284 articles sur le voile sont publiés, soit plus d’un par jour et par journal. Des seize propositions du rapport Stasi, une seule sera retenue, celle de proscrire les signes religieux ostentatoires, dont la cible est le voile. C’est donc à l’adoption de cette loi que la laïcité prend sa forme «prohibitionniste» actuelle et impose d’étendre la neutralité aux usagers. La déferlante politico-médiatique a contribué à déclencher une véritable panique morale, à savoir un sentiment d’hostilité démesuré et discréditant à l’égard de l’ensemble des musulmans. Cette emprise émotionnelle, alimentée par une rhétorique de la peur et soutenue par l’argumentaire sur l’émancipation des femmes, a jeté une inquiétude sociale sur l’islam et ses pratiquants, renvoyant à l’image d’une religion arriérée, incapable d’atteindre l’égalité des genres devenue constitutive de la modernité occidentale, bien que les inégalités entre hommes et femmes y subsistent. L’épanchement anti-musulman et, plus largement, la peur associée au pluralisme culturel et religieux sont, aujourd’hui, entretenus par la publication d’ouvrages qui idéalisent une prétendue homogénéité nationale perdue ou prophétisent la fin de la civilisation judéo-chrétienne.

 

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Onde de choc

Cette loi prohibant le port du voile à l’école en France a eu un impact inattendu dans une ancienne colonie française de la Corne de l’Afrique, aux portes du Moyen-Orient, à savoir Djibouti. A l’indépendance, contrairement à la majorité des colonies françaises d’Afrique, Djibouti devient un Etat confessionnel musulman, membre de la Ligue des Etats Arabes. Si la langue d’enseignement des écoles publiques reste le français et que, d’une manière générale, le contexte scolaire demeure inspiré par les modalités d’enseignement et les curricula de l’école coloniale, la religion conserve au sein de la société une forte légitimité comme source de socialisation et de connaissance.

Des réactions antagoniques ont pu être observées. Le sentiment anti-occidental latent des uns, exacerbé en 2005 lors d’une semaine d’émeutes en réaction à la parution des caricatures de Mahomet dans un journal danois, s’est accentué; simultanément, d’autres y ont répondu en rejetant les antécédents culturels valorisés dans le contexte local pour revendiquer et radicaliser leur assimilation des valeurs et des normes de l’ancien colon. Ainsi, dans les écoles publiques djiboutiennes, des enseignants, attachés à cette acception singulière de la laïcité dans sa version prohibitionniste française, n’ont pas hésité à demander à leurs élèves de retirer leur voile une fois dans la classe. En agissant de la sorte, dans un contexte où la population est à 99% musulmane, ces enseignants se sont attiré les foudres de leur hiérarchie, ainsi que des parents d’élèves et ont encouru le risque d’une mutation dans une école reculée du désert. Malgré le fait que l’islam soit religion de l’Etat djiboutien, un certain pluralisme religieux y est toléré et aucune loi ne contraint les femmes occidentales expatriées à se couvrir dans l’espace public. Le voile, coloré, long, utile pour lutter contre le khamsin (un vent de sable que la chaleur rend corrosif) cohabite avec les natala, ces châles blancs brodés dont se parent les immigrées éthiopiennes orthodoxes, et avec les chevelures au vent des femmes (djiboutiennes ou non) qui ne se voilent pas. Dans ce contexte, pour les chrétiennes comme les musulmanes, le port d’un voile renvoie d’abord à un acte de pudeur.

 

L’idéologie laïque au service du dévoilement

Cette description n’a pas pour but d’angéliser une situation, ni de réduire le voile à un choix esthétique, encore moins de le dissocier de son attribut religieux en le considérant comme n’importe quel autre vêtement. Elle sert à illustrer ce que peut être la diversité des pratiques religieuses du port du voile dans d’autres contextes géographiques et culturels.

Les réactions diamétralement opposées qui se sont manifestées à Djibouti peuvent s’expliquer, d’une part, par ce contexte binaire singulier, constitué d’un Etat confessionnel musulman qui aligne ses politiques scolaires publiques sur le modèle laïc de l’ancien colon, et, d’autre part, par la colonialité de la pensée et des subjectivités à travers des savoirs s’imposant comme universels, qui font fi du contexte dans lequel on se représente l’autre quand il n’est pas occidental (Ndlovu-Gatsheni & Zondi 2016). Enfin, l’hostilité vis-à-vis de l’Occident peut être analysée comme une contre-offensive, dans un contexte de domination par la France à travers l’imposition du dévoilement des femmes musulmanes. La volonté de se soustraire au regard d’autrui en portant le voile reviendrait à refuser de se soustraire à la loi en se dévoilant et pourrait être interprété comme un acte de résistance.

Si l’histoire ne sert pas à prédire l’avenir, un enseignement peut être tiré de cette brève rétrospective. Il reviendrait aux instances politiques et juridiques de considérer l’empowerment des femmes musulmanes en leur donnant la parole, aux chercheurs en sciences humaines et sociales travaillant ces questions de laïcité de donner à voir la multiplicité des pratiques religieuses et des positions des femmes musulmanes, voilées ou non, et à tous de s’emparer de la question du voile comme enjeu politique global, visant l’autonomie de toutes les femmes (Sanna, 2011). Finalement, il semble primordial de déconstruire les représentations coloniales de la différence, qui voilent toujours l’analyse du réel et altèrent l’intelligence mise au service de la compréhension du monde. Cela suppose de lutter contre l’idée qu’il y aurait, d’un côté, une laïcité émancipatrice et, de l’autre, des femmes voilées opprimées. En effet, cette grille de lecture prend non seulement pour modèle idéal la femme européenne, moderne et émancipée, mais elle entretient aussi la matrice coloniale, qui régit toujours de manière hiérarchique les rapports sociaux à l’échelle internationale.

 

Rachel Solomon Tsehaye est docteure en sciences de l’éducation et lectrice au Département de pédagogie spécialisée. Djibouti a constitué son terrain de recherche doctorale. Durant deux années d’immersion, facilitée par l’occupation d’un poste d’enseignante, elle s’est attelée à comprendre les motifs des choix de scolarisation à l’école publique laïque et / ou coranique et a mis à jour des stratégies éducatives hybrides. Ses thèmes de recherche gravitent autour de la différence et de l’exclusion, de la pluralité et des conflits de normes, des inégalités et des enjeux de pouvoir.

rachel.solomontsehaye@unifr.ch

 

Pour aller plus loin

› H. Grégoire, Essai sur la régénération physique, morale et politique des juifs, Editions du Boucher, Paris, 1788

› F. Lorcerie, «La <loi sur le voile>: une entreprise
politique», Droit et société, n° 68, pp. 53–74, 2008

› S.J. Ndlovu-Gatsheni, S. Zondi, Decolonising the
University, Knowledge Systems and Disciplines in Africa,
Carolina Academic Press, Durham, North Carolina, 2016

› M.E. Sanna, «Ces corps qui ne comptent pas: les musulmanes voilées en France et au Royaume-Uni», Cahiers du Genre, n° 1, pp. 111–132, 2011

› R. Solomon Tsehaye (2014), «La gestion des conflits culturels inhérents au choix éducatif à Djibouti:
entre dénégation, défense et interculturation»,
Education et Sociétés, n° 33, pp. 79–95, 2014

› O. Roy, «La laïcité est devenue une idéologie»,
Le Monde des religions, 2015