Dossier
Tradition, révolution, consommation
Dépassons les clichés: le port du voile vu comme une résurgence du passé est une lecture beaucoup trop simpliste du phénomène. Si on observe son évolution au travers de l’histoire récente, on voit à quel point il en suit en réalité les contours et comment nous sommes passés du voile traditionnel et politique au voile de marché.
Le voile cristallise à lui seul toute la polémique à l’égard de l’islam et se situe au cœur des enjeux de régulation du religieux dans l’espace public. La Suisse ne fait pas exception. Comme dans d’autres pays, le port du voile simple (hidjab) à l’école a fait l’objet de législations et de recours dans divers cantons. Au moment actuel, la tendance en Suisse est au bannissement du port du voile pour les institutrices et le personnel des institutions des services publics, au nom de la neutralité de l’Etat, mais à la permission de son port pour les étudiantes et les usagères, au nom de la liberté de religion. Quant au voile dit «intégral» (burqa ou niqab), qui couvre tout le corps y compris le visage, il est au cœur de débats et l’objet d’initiatives populaires cherchant à l’interdire, souvent pour motifs de «sécurité». Si le port du voile intégral est un phénomène très marginal, qui ne concerne que très peu de cas chez les résidentes suisses, de véritables cohortes de femmes voilées intégralement sont visibles quotidiennement dans les rues commerçantes chics de Zurich et de Genève (moins à Fribourg…), tout comme dans les stations d’Interlaken, Gstaad, Oeschinensee, Zermatt, Wengen et St-Moritz, où l’industrie touristique cherche activement à les attirer et fait tout pour les accommoder. En effet, la sensibilité des Suisses est à géométrie variable. L’histoire suisse abonde d’ailleurs de cas où les principes se font piétiner, lorsqu’il s’agit de faire du profit; dans ce cas, accepter sans rechigner que de riches touristes soient accompagnés de femmes dissimulées derrière des voiles intégraux et exigent des traitements spéciaux, faisant entorse à l’égalité des sexes, tant qu’ils dépensent des fortunes avant de repartir. Pour preuve, les discours du parti populiste d’extrême droite SVP/UDC, qui use et abuse du «danger» que représente la femme en burqa dans ses publicités, mais qui ne dit jamais mot contre la présence de ces burqas de passage…
La nouvelle visibilité du religieux
Le voile se trouve au cœur d’une tendance que certains qualifient de «retour du religieux». Il est pourtant faux de parler d’un retour: nous avons plutôt affaire à une transformation importante du religieux, une recomposition qui affecte non seulement l’Occident mais le monde entier, et qui est portée par la mondialisation économique et culturelle. Ce religieux à l’ère de la mondialisation se caractérise par une nouvelle visibilité qu’illustre à merveille le voile islamique.
Cette visibilité du voile est interprétée de diverses façons dans les débats publics: pour plusieurs, il s’agirait du retour ou de la perdurance (mode de persistance des objets en tant que processus, ndlr) d’une pratique traditionnelle, tandis que d’autres y voient la diffusion d’un islam politique typifié par la Révolution iranienne de 1979. Or, le voile tel qu’il se donne à voir aujourd’hui, de Paris à Jakarta en passant par Dubaï et le Caire, est d’un tout autre genre. Il témoigne du passage d’un islam politique ayant essaimé au XXe siècle à un islam de marché, caractéristique de ce début de XXIe.
L’évolution du sens du voile
L’histoire démontre que la pratique du port du voile n’a rien de statique. Elle a profondément évolué au cours du dernier siècle et demi, tant dans ses formes que ses significations. Lorsqu’on considère la diversité culturelle entre les pays à majorité musulmane, c’est d’abord la variété des voiles et de leurs significations – le sens de ce qu’ils cachent et ce qu’ils montrent – qui frappe. Il est néanmoins possible de dresser en quelques traits l’évolution de cette pratique. Au tournant du XXe siècle, le voile était très présent dans les grandes villes musulmanes comme Le Caire, mais moins dans les campagnes. Au cours du XXe siècle, alors que l’Etat-nation s’institutionnalisait dans les pays à majorité musulmane, le voile a été associé à la tradition et donc perçu comme un frein à la modernité. A mesure que se sont éveillées les consciences nationales, les Etats, sous l’impulsion d’une élite moderniste et occidentalisée, ont favorisé le dévoilement des femmes conjointement à leur scolarisation au nom de l’émancipation politique nationale, de l’Indonésie à l’Afghanistan et jusqu’au Maroc en passant par l’Iran, la Turquie, l’Egypte et la Tunisie, avec l’exception notable des pays du Golfe tels que l’Arabie Saoudite.
Cette tendance à l’abandon du voile a été suivie, à la fin des années 1970, d’un mouvement de revalorisation du port du voile sur la base d’une réconciliation entre islam et modernité sur une base politique. Loin d’être un retour de la culture traditionnelle, ce premier «retour» du voile a été le fait de jeunes musulmanes urbaines, souvent scolarisées, et s’inscrivait dans une tentative de forger un nouvel «islam radical» en tension entre pérennité religieuse et modernisme. La décision de porter le voile était pourtant déjà avant tout le fruit d’une démarche et d’une affirmation personnelles, au moment même où les sociétés musulmanes entraient à marche forcée dans «la modernité» et commençaient à être touchées par la mondialisation. Comme en témoigne la révolution iranienne et ses secousses, cette montée du voile choisi s’est d’abord construite en syntonie avec des principes politiques et nationalistes au sein d’un projet collectif d’islamisation de la société. Or cette époque politique, dont l’Etat-nation constituait le centre, était à la veille de basculer – ce qu’il fit au cours des décennies 1990–2000.
La situation a évolué de manière parallèle dans les pays occidentaux. L’immigration musulmane, composée, au départ, pour la grande majorité de jeunes hommes seuls, s’est complexifiée, lorsque la fin des années de forte croissance et le resserrement des règles d’immigration ont entraîné un mouvement d’unification des familles dans les pays d’accueil. Dans un pays comme la France, qui a connu la plus importante immigration musulmane de tous les pays occidentaux, les femmes de la première génération immigrante ont opté pour porter le voile traditionnel issu de leur milieu d’origine, souvent rural, ou choisissaient de ne pas le porter par souci d’intégration et de modernité. La toute fin des années 1980 a été marquée, comme on le sait, par l’irruption de la question du port du voile à l’école et dans l’espace public, en France et ailleurs. Dans leur ouvrage basé sur des entretiens réalisés avec des femmes musulmanes portant le voile en France, Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar, maîtres de conférences à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris, ont relevé l’émergence de formes «revendiquées» de port du voile par des femmes suivant deux tendances, l’une plus rigoriste, l’autre plus libérale. La visibilité inhérente au port du voile est alors apparue comme étant manifeste et délibérée, comme c’était déjà le cas dans plusieurs pays à majorité musulmane. Le port du voile revendiqué constitue un geste politique nouveau style, presque paradoxal, dans la mesure où il s’agit de la demande de reconnaissance d’une démarche personnelle et non pas l’affirmation communautariste ou politique au sens de l’islamisme révolutionnaire.
Le voile et l’islam de marché
La transformation du port du voile (qu’il soit libéral, conservateur ou même intégral) en une pratique essentiellement choisie, identitaire et éthique s’est développée conjointement dans les sociétés à majorité musulmane et dans les diasporas occidentales. Ce qui ne signifie pas qu’il ne puisse y avoir également d’obligation ou de fortes incitations, sociales ou familiales. Or, même dans ces cas, les voiles ne sont pas les mêmes que naguère: l’injonction elle-même obéit bien souvent elle-même à des logiques qui n’ont rien de traditionnel. Le port du voile aujourd’hui sous-tend le développement de nouvelles formes de pratiques vestimentaires (dont le burkini) qui se répandent aux quatre coins du globe via la mobilité et les moyens de communication électroniques (sites Internet, blogs, forums, chats, Twitter etc.). Les voiles qui gagnent en popularité ne sont donc pas les formes traditionnelles et ethniques, mais de nouveaux designs, souvent conçus par des femmes entrepreneures ou autres designers de mode, avec un souci et un enthousiasme marqué pour le style, la fonctionnalité, le confort et l’élégance. Ils expriment le désir d’associer islam, mode et modernité. De nouvelles tendances émergent continuellement et élargissent la palette des possibilités, mais sans jamais dévier des logiques expressives et identitaires consistant à marier affirmation de la piété, de la foi personnelle, des principes islamiques et d’une adhésion (ou opposition) à une certaine idée de la modernité , essentiellement consumériste. Du foulard à la mode, voire sexy, aux variations sur le thème du voile intégral – qui comporte lui-même ses modes et ses codes, relayés par des blogs, des sites web et des forums en ligne animés par des militantes –, la logique commune est celle d’une expressivité religieuse et identitaire via une pratique de consommation. La convergence des récits, des motivations et des justifications quant au port du voile est remarquable, que le terrain soit l’Indonésie, le Pakistan, l’Europe ou l’Amérique du Nord. Dans une recherche sur le port du voile en Tunisie avant la fin du règne de Ben Ali (lors duquel le port du voile était officiellement banni dans l’espace public), les cinquante femmes interviewées (100% de l’échantillon!) ont affirmé puiser leurs arguments en faveur du port du voile dans les prêches du téléprédicateur égyptien et superstar médiatique Amr Khalîd, que ces femmes aient été de tendance mondaine (libérale) ou rigoriste. Cette popularité d’Amr Khalîd comme autorité religieuse (comme celle de Aa Gym en Indonésie), alors qu’il a été formé à la finance et la gestion plutôt qu’en théologie islamique, est symptomatique de la manière dont la mondialisation reconfigure radicalement les modes d’authentification et d’autorité dans l’islam (comme dans les autres religions) en court-circuitant les autorités traditionnelles et institutionnelles en faveur de personnalités charismatiques et médiatiques issues du monde des affaires ou de l’entertainment. Dans tous ces cas, la visibilité dans l’espace public est structurante, que le choix soit de porter le voile ou non. Cette visibilité, lorsqu’elle est assumée et revendiquée, heurte le principe de privatisation de la religion inscrit dans les modes politico-institutionnels de régulation du religieux dans l’espace public (les régimes de laïcité).
La culture consumériste est une culture de l’expressivité et de la quête de reconnaissance, comme l’illustre le succès des réseaux sociaux. Les nouvelles pratiques de port du voile s’inscrivent dans cette nouvelle culture expressive, où le religieux remplit des fonctions éthiques (comment vivre en ce monde) et identitaires (qui suis-je, et à quelle communauté appartiens-je). C’est pourquoi le voile, qui a des origines traditionnelles pré-islamiques et dont le port ne fait pas l’unanimité d’un point de vue théologique, est devenu un des nouveaux piliers de l’islam: le moyen par excellence par lequel exprimer une identité musulmane. Et cela, au même titre que d’autres pratiques identitaires, éthiques et expressives, issues des possibilités ouvertes par le marché et la consommation, comme le halal, la mode islamique plus largement, et la finance islamique. Une telle analyse laisse enfin penser qu’il est peut-être contre-productif de réaffirmer avec trop de fermeté que la place de la religion doit se cantonner à la sphère privée, alors que les dynamiques de la culture consumériste et hyper-médiatisée reposent sur une constante publicisation de soi. Ce qui apporte de nouveaux défis pour les régimes de laïcité.
François Gauthier est professeur de sociologie des religions au Département des sciences sociales depuis 2013. Ses recherches portent notamment sur les mutations du religieux et du politique à l’ère de la globalisation et de l’essor concomitant du consumérisme et du libéralisme économique. Spécialiste du festival Burning Man et de l’économie de don, il travaille aussi sur la diversité du religieux vécu. Ce semestre il est en charge d’un séminaire sur «Religion et économie / Economie et religion», ainsi que d’un cours de master sur «Finance, mode et branding islamiques: religions et globalisation».
francois.gauthier@unifr.ch
Diletta Guidi est assistante diplômée à l’Université de Fribourg depuis 2013. Sous la direction du Professeur François Gauthier, elle rédige une thèse sur «L’islam des musées: sociohistoire de la (re)présentation de l’islam dans les politiques culturelles françaises».
diletta.guidi@unifr.ch
Pour aller plus loin:
›François Gauthier et Diletta Guidi, «Voile, Halal et Burkini. Expliquer les nouvelles formes d’expression religieuse à l’ère du consumérisme», avec François Gauthier, in Amélie Barras et Sarah Nicolet (éd.), Réguler le religieux dans les sociétés libérales?, Labor et Fides, 2016
›Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar,
Le foulard et la République, La Découverte, 1995 ›Nilufer Göle, Musulmanes et modernes. Voile et civilisation en Turquie, La Découverte, 2003 ›Maryam Ben Salem et François Gauthier, «Téléprédication et port du voile en Tunisie», Social Compass 58(3): 323–330, 2011