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Fribourg est aux anges
Les anges ont-ils des ailes? Ont-ils un sexe? D’où viennent-ils? Une exposition du Musée d’art et d’histoire de Fribourg explore le monde complexe des anges et retrace leurs origines. Rencontre avec son concepteur, Othmar Keel, professeur émérite de l’Université de Fribourg.
Si «tout ange est terrifiant» selon le poète Rilke, la culture populaire se les représente plus volontiers comme des êtres attachants, veillant avec bonté sur les affaires humaines. En réalité, les deux représentations coexistent dans la tradition occidentale, parmi une kyrielle d’autres. Elles prennent leurs sources tout autour de la Méditerranée et dans le lointain Orient.
D’où vient votre intérêt pour le monde des anges?
Othmar Keel: Ils sont à la fois familiers, en tant que figures protectrices, et étrangement lointains, en leur qualité de messagers des dieux. C’est ce qui les rend fascinants. Si vous demandez autour de vous ce qu’est un ange et quelles sont ses caractéristiques, les plus souvent nommées sont les ailes, la blancheur, le côté féminin. Mais cette représentation est le résultat d’un long processus, au cours duquel s’amalgament des éléments tirés des traditions les plus diverses: égyptienne, mésopotamienne, grecque et romaine notamment.
C’est cette diversité que l’exposition veut mettre en évidence…
L’idée est de faire une sorte de généalogie des différents types d’anges que l’on trouve dans l’art chrétien. On a coutume d’opposer les mondes païen et chrétien, comme deux domaines bien distincts. Or le christianisme s’est beaucoup inspiré des créatures païennes et toute l’iconographie chrétienne s’est forgée à partir d’exemples anciens. C’est notamment ce que nous avons voulu montrer.
A quoi ressemble l’ange de la Bible?
Dans la Bible, les anges sont avant tout des messagers et on ne les reconnaît pas immédiatement comme des êtres surnaturels. Le mot ange vient de cette fonction d’émissaire (angelos en grec: l’envoyé). Dans l’art paléochrétien des premiers siècles, l’ange qui arrête le bras d’Abraham, par exemple, ou celui qui vient protéger Daniel dans la fosse aux lions, se présentent sous les traits d’hommes ordinaires.
Comment l’ange devient-il féminin?
La féminisation de l’ange doit beaucoup à la figure antique de la victoire: Nikè / Victoria, dont la représentation la plus connue est sans doute la Victoire de Samothrace que l’on peut admirer au Louvre. Les Anciens ont représenté la victoire sous les traits d’une déesse ailée, peut-être parce qu’elle est soudaine et semble tomber du ciel. Toujours est-il que jusque vers 400 après J.-C., on représente généralement les anges sans ailes. Puis intervient ce changement: le christianisme devient religion d’Etat et reprend largement l’iconographie romaine.
L’ange gardien adopte-t-il aussi ces traits?
Une ancienne tradition biblique veut que chaque enfant soit confié à un ange gardien à sa naissance. En tant que dieu, le Christ aurait le droit d’être accompagné par des anges. Mais les évangiles en font une seule fois mention (Mt 4,11): «Alors le diable le laissa et voici que des anges s’approchèrent et le servaient». Lors de son arrestation au jardin de Gethsemani, Jésus refuse explicitement d’être protégé par des anges. L’art chrétien prend néanmoins l’habitude d’insérer des anges dans tous les moments de la vie du Christ, de sa naissance à sa mise au tombeau. L’ange gardien répond sans doute à un besoin de croire à une force protectrice et de la personnaliser. Ce n’est pas un hasard si cette force adopte, au XIXe siècle, des traits féminins, comme figure maternelle.
Une autre figure familière est celle de l’angelot qui batifole dans les nuages…
L’image de l’enfant ailé se rattache à la figure antique d’Eros / Amor qui, selon certaines traditions, est le plus jeune des dieux. Il représente l’élan vital, la force primordiale. Les plus célèbres sculpteurs grecs, Praxitèle et Lysippe, l’ont popularisé sous les traits d’un adolescent équipé d’un arc et de flèches. L’image du bambin ailé qui joue dans le sillage d’Aphrodite remonte, quant à lui, à la période hellénistique. On a pris l’habitude de le représenter sur les sarcophages païens, puis chrétiens, comme pour faire contrepoids à la mort.
À ne pas confondre avec les chérubins et les séraphins…
L’origine des chérubins et des séraphins est complétement différente. Ce sont initialement des monstres, des êtres hybrides dont la fonction est d’effrayer et d’éloigner les forces ennemies des dieux et du pharaon. Les séraphins, de serafim en hébreux, désignent des créatures maléfiques du désert, tandis que les chérubins ont pour ancêtres les sphinx égyptiens. C’est en transitant par la Syrie-Palestine qu’ils sont pourvus d’ailes et nommés cheroubim. Ce sont des figures composites qui ont une mission de gardiens, tout comme les chérubins, dont la fonction est de veiller sur l’arbre de vie et sur le trône céleste.
De vraies créatures nomades en somme?
En effet, les anges nous font voyager à travers leurs racines juives, grecques, mésopotamiennes… Tous les anges ont un passé migratoire. C’est ce que j’ai dit à la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga pour la convaincre de venir au vernissage. Il est question ici de déplacements, d’altérité, d’assimilation: en somme des thèmes liés à la migration.
Quelle est votre image préférée dans ce panorama?
Ça change de jour en jour, mais j’aime beaucoup celle de Nikè sur le petit vase à huile de la collection du Musée BIBLE + ORIENT. Parce qu’il s’agit d’une figure féminine très réussie du point de vue esthétique et aussi pour la présence de la musique. Elle a également une histoire particulière dans la construction des collections du Musée. En effet, cette pièce a été acquise de haute lutte, grâce à des dons providentiels.
Le monde des anges
Exposition présentée au Musée d’art et d’histoire de Fribourg jusqu’au 25 février 2018 C’est la deuxième fois que le Musée BIBLE+ORIENT et le Musée d’art et d’histoire (MAH) unissent leurs collections et leur savoir-faire pour une exposition. La précédente, «L’éternel féminin / Gott weiblich» a remporté un grand succès en 2007. «C’est une approche d’histoire culturelle qui plaît au public et qui permet de valoriser les collections sous de nouveaux angles», indique la co-commissaire et directrice adjointe du MAH Caroline Schuster Cordone. Le Musée BIBLE + ORIENT met à disposition des sceaux, amulettes et scarabées, tandis que le MAH présente des pièces tirées de ses collections ou emblématiques du patrimoine local, comme les représentations de Saint Michel «dont on possède de très nombreux exemples à Fribourg». L’Espace Jean Tinguely est également associé à l’événement et montre, en particulier, des œuvres de Niki de Saint Phalle, «chez qui les anges jouent un rôle important», souligne la co-commissaire.
Othmar Keel est professeur émérite de l’Université de Fribourg, spécialisé dans l’Ancien testament et l’environnement biblique, et également membre d’honneur du Conservatoire du Musée Bible + Orient.