Dossier
«La peur, construction sociale et outil politique»
Professeur associé en anthropologie à l’Université de Fribourg, David Bozzini décrypte les mécanismes des grandes peurs sociales et politiques. Islamisme radical ou terrorisme, parmi d’autres, les menaces dominantes d’insécurité sont pour lui le fruit de processus sociaux et politiques construits à des fins de contrôle. Eclairage.
Vu sous l’angle de l’anthropologie, qui cherche à penser et comprendre l'unité de l'homme et les phénomènes sociaux à travers la diversité des cultures, il n’y a pas de peur collective universelle. Même la mort, la peur la plus commune et la plus paradoxale, s’inscrit dans un contexte culturel et une appréhension différenciée selon les croyances. Ses enjeux et ses significations varient considérablement suivant les groupes et les situations socio-politiques. Si elle demeure une tragédie pour tout un chacun, elle peut être également plus ou moins banalisée dans des situations de violences persistantes, par exemple.
Mais qu’entend-on par «peur»? Il s’agit d’une émotion ressentie en présence d’un danger ou d’une menace, suivie d’une analyse qui permet de la fuir ou de la combattre. Ses formes sont multiples et l’on se doit de parler de peurs plurielles. Ses typologies vont des plus simples, comme la peur réflexe qui s’inscrit dans un laps de temps infiniment court, mettant en jeu un mécanisme de survie – un champ d’études dont s’empareront plus volontiers les psychologues et neurologues que les anthropologues – à des constructions beaucoup plus complexes comme la peur anticipatrice, la terreur, l’angoisse ou la détresse, qui relèvent beaucoup plus de la part cognitive et des processus sociaux. La peur peut également intervenir dans un processus cognitif pour établir des stratégies qui minimisent les risques ou pour s’assurer d’un certain niveau de sécurité face à une menace ou un danger.
La peur arabe, une si vieille menace…
Lorsque le Professeur Bozzini se penche sur les peurs, il constate qu’elles sont toujours inscrites dans un temps et un contexte socioculturel et politique spécifiques. Et celle qui nous préoccupe peut-être le plus aujourd’hui dans nos sociétés occidentales, la peur du terrorisme qui s’inscrit dans ce qui est pensé comme un mouvement islamique radical, a déjà trouvé une expression dans des passés plus ou moins lointains: depuis la diatribe de Caton l’Ancien qui ponctuait tous ses discours politiques d’un «Il faut détruire Carthage!», puis après le schisme entre l’Empire romain d’Orient et d’Occident, en Europe on n’a cessé d’ériger en menace identitaire les invasions mauresques ou la progression de l’Empire ottoman. Ces peurs historiques participent sans aucun doute à façonner celles d’aujourd’hui quand bien même le contexte sociopolitique s’est considérablement transformé.
Dans ses recherches, le Professeur Bozzini s’attarde principalement à décrypter les peurs sous l’angle des mécanismes sociaux et politiques qui produisent de l’insécurité, et celui des réactions collectives qui cherchent à développer une marge de sécurité face aux risques et aux menaces. Son analyse de la peur sous le prisme de la sécurité ou de l’insécurité permet toujours d’identifier des stratégies individuelles ou collectives de résistance. Lorsqu’elles sont collectives, ces stratégies sont décryptées par l’autorité en place, qui édicte alors de nouvelles mesures, débouchant à leur tour sur de nouvelles formes de résistance. Une vraie course-poursuite entre la créativité des uns et la répression par les autres! Le constat du chercheur s’attarde, dès lors, sur le fait que, dans un système autoritaire, un mécanisme de surveillance et de répression ne fonctionne qu’avec la participation de la collectivité: des réactions nées des émotions, en mesure de mobiliser d’importants mouvements sociaux et de paralyser des activités politiques. Certains régimes s’appuyant sur la délation, par exemple, bénéficient ainsi d’une logique sociale de méfiance qui fragmente les liens sociaux et d’un contrôle social qui leur permet d’augmenter leur surveillance sur la population, au sein de laquelle certains individus parviennent à s’assurer d’une certaine sécurité.
«Sécuritisation» de l’insécurité
Aujourd’hui porteuse de résonances particulières dans nos sociétés occidentales, l’analyse de la peur collective sous le prisme de l’insécurité sociale a permis à certains anthropologues de définir les contours d’un mécanisme décrit sous le terme de «sécuritisation». Ce néologisme s’applique au processus politique suivant: les discours des autorités légitimes désignent une menace, puis la font accepter comme telle par une audience sociale significative en jouant sur des dynamiques émotionnelles, ce qui les autorise à transformer des problèmes publics en enjeux de sécurité interne. Dès les années 1990, sous le nom de l’Ecole de Copenhague, trois chercheurs (Wæver, Buzan et de Wilde) ont ainsi postulé que ce sont les Etats qui créent une histoire porteuse d’insécurité pour dénormaliser certaines décisions politiques et justifier la nécessité de mesures extrapolitiques. Un mécanisme qui ressemble de près, par exemple, au Patriot Act édicté par l’administration Bush.
Le Professeur Bozzini constate que les préoccupations sécuritaires sont aujourd’hui omniprésentes dans l’actualité. Parmi les grands thèmes qui font l’objet d’un processus de sécuritisation il mentionne, entre autres, l’immigration, l’Islam radical, Internet ou encore le changement climatique. Tous font largement référence à une menace existentielle pour la sécurité d’une collectivité ou d’un pouvoir souverain national. Ainsi identifiée par les Etats, puis acceptée collectivement, la menace invite, sinon oblige, à adopter des mesures exceptionnelles et urgentes: la peur est donc une émotion politique aux mains des élites, contestable – et contestée – autant politiquement, socialement que culturellement; et qui produit de nouvelles menaces, de nouveaux espaces sécurisés par des dispositifs ou de nouvelles catégorisations de groupes ou d’individus: dangereux, indésirables ou à risque, par exemple.
Pour que l’appareil discursif des élites politiques affairées à sécuritiser tel ou tel sujet de préoccupation prospère dans nos sociétés démocratiques en une menace requérant des mesures exceptionnelles, encore faut-il que le sujet soit déjà une préoccupation largement discutée, qu’il repose sur des phénomènes socioculturels préexistants. Communisme lors de la guerre froide vs terrorisme: il y a une continuité surprenante de la peur dans le travail de sécuritisation qui touche la société américaine et plus largement occidentale en deux périodes distinctes. La manière dont elle se manifeste dans le contexte de la guerre contre le terrorisme suit, selon l’anthropologue, la thèse du Professeur Joseph P. Masco de l’Université de Chicago, qui l’analyse comme étant «la reconfiguration d’un travail émotionnel collectif développé durant la guerre froide autour d’autres menaces et d’autres discours».
Quelques peurs d’actualité
L’anthropologie semble ainsi parfaitement outillée pour déceler les tensions, les inégalités et les injustices que les différentes conceptions et modèles de sécurité engendrent. Le Professeur Bozzini, par ses recherches de terrain, est un spécialiste de l’Erythrée: «Il y règne une logique omniprésente de la contrainte: silences, retenue et suspicion sont monnaie aussi courante que la délation. Depuis la guerre contre l’Ethiopie voisine, entre 1998 et 2000, hommes et femmes ont l’obligation de faire un service militaire et civil interminable… Pour alimenter leur appareil, gouvernement et armée tentent de garder un contrôle strict sur une population largement captive. Le seul horizon de salut offert à la population réside dans la relative inefficacité des dispositifs de sécurité, qui permet à celles et ceux qui osent tenter leur chance de fuir le pays et de s’exiler.»
Autres contextes, autres menaces: y a-t-il lieu, à ses yeux, d’analyser le 11 septembre 2001 et Daech, ainsi que l’émergence de théories conspirationnistes à leur sujet, à la lumière du mécanisme de sécuritisation? Sans hésiter, le chercheur ne donne aucun crédit à ces théories: «Elles construisent des causalités entre des éléments qui ne sont pas forcément connectés entre eux, émettent trop de simplifications, alors que la réalité, elle, est toujours beaucoup plus complexe à saisir et donc a fortiori à contrôler». Ou, plus récemment, en Extrême-Orient, cette nouvelle menace identifiée par l’administration Trump qu’est la Corée du Nord? «La sécuritisation est un processus politique qui constitue aussi un outil de contrôle et de survie pour le régime nord-coréen: dans la rhétorique du pouvoir en place, les USA sont depuis longtemps désignés comme une menace existentielle. Toute ouverture semblant impossible, et dans l’objectif d’en finir avec le problème coréen (sic!), Trump s’emploie à son tour à sécuritiser le débat: il cible son leader et le déshumanise en le qualifiant au mieux de «fou» contre lequel la seule solution est de brandir la menace de ‹guerre totale›… On est là en plein processus sécuritaire qui crée des catégories et sous-catégories de la réalité. On attribue de l’irrationalité et de l’inhumanité à l’adversaire pour justifier une action plus radicale.» Une Corée du Nord sous protection de la Chine, qui assiste pour sa part à une extrême concentration des pouvoirs entre les mains d’un seul homme... «Je ne suis pas un expert de la question chinoise… En toute logique, si on glisse vers une concentration totalitaire du pouvoir, des mécanismes de sécuritisation risquent de voir le jour à l’encontre de l’une ou l’autre cible; mais de l’intérieur même, de puissants mécanismes de résistance peuvent aussi se mettre en place.»
Impossible de faire des prédictions: l’anthropologie se basant sur des données concrètes et empiriques, les recherches du Professeur Bozzini ont encore, dans un tel climat globalisé d’insécurité et de peurs instrumentalisées, de belles heures devant elles! Les gros titres de l’actualité aussi…
Notre expert Genevois âgé de 42 ans, David Bozzini a connu en début d’année le double bonheur d’être papa et d’être engagé comme professeur en anthropologie au Département des Sciences Sociales.
Passionné de sports nautiques, il surfe entre des activités universitaires à Fribourg et à Bâle, et s’attache à poursuivre ses travaux dans les domaines de l’anthropologie politique, abordant des sujets sensibles qui analysent la dimension émotionnelle des processus institutionnels et des mouvements sociaux.
De ses premiers mois à l’Université de Fribourg, il apprécie particulièrement la diversité offerte par le bilinguisme qui y règne, le travail au milieu de collègues nourris à d’autres courants de pensée et approches; et la taille humaine de l’institution, qui offre une plus grande disponibilité pour suivre de près les travaux des étudiants. Motivé à l’idée de construire un projet de recherche collectif, il y voit un terreau particulièrement fertile … Aucun doute n’est permis: il a le vent en poupe!