Dossier
Les Français, ces voisins malaimés en Suisse romande
L’explosion du nombre de travailleurs frontaliers hexagonaux a entraîné un renforcement de la francophobie régnant en Suisse romande. Le chercheur en psychologie sociale Pascal Wagner-Egger et son équipe ont voulu en savoir plus.
C’est un livre à l’allure inoffensive. Sa couverture rouge ornée d’une simple croix blanche évoque un guide touristique, tout comme son titre d’ailleurs, «Bienvenue au Paradis!». A y regarder de plus près, l’ouvrage est moins ordinaire qu’il n’y paraît: ce sont deux sparadraps qui forment la croix helvétique, tandis que le sous-titre annonce la couleur, «Enquête sur la vie des Français en Suisse». En publiant en 2016 (aux Editions Stock) une recherche sur ce qu’elle qualifie de racisme anti-français, la journaliste, française établie en Suisse, Marie Maurisse se doutait-elle du buzz qu’elle allait faire? Débats télévisés, entretiens avec des experts à la radio et interviews de l’auteure toulousaine dans la presse suisse se sont enchaînés, alors que les commentaires (parfois insultants) pleuvaient sur la toile.
Depuis, les esprits se sont calmés. Mais le racisme anti--français est resté une thématique bien présente en Suisse romande. «Il faut faire bien attention à ce terme, qui n’est pas correct d’un point de vue scientifique, avertit Pascal Wagner-Egger, chercheur en psychologie sociale à l’Unifr. Le cas échéant, il faudrait lui préférer celui de xénophobie ou éventuellement de sentiment anti-français.» Le spécialiste précise que ces sentiments de rejet, bien que malheureux, «sont cependant inévitables et universels». La psychologie sociale a montré que dans les relations inter-groupes même minimales, «on rencontre presque toujours un phénomène de défiance». Pascal Wagner-Egger n’en admet pas moins que la Suisse romande a été récemment le théâtre d’une flambée de la francophobie, que les experts «mettent directement en lien avec l’afflux des frontaliers français». Rappelons qu’entre 2002 et 2017, le nombre de résidants de l’Hexagone travaillant en terre helvétique a plus que doublé, passant d’un peu plus de 80’000 à près de 180’000, selon des chiffres compilés par l’Office fédéral de la statistique. «Dans le cas des frontaliers, le phénomène normal de défiance est complètement exacerbé. Ils sont non seulement accusés par la population suisse de prendre les emplois, mais aussi de provoquer pollution et bouchons.»
Le docteur en psychologie sociale note au passage qu’en France aussi la question des frontaliers pose quelques problèmes. «Certains Français qui habitent de longue date dans des zones frontalières ne voient pas d’un bon œil l’arrivée en masse de compatriotes d’autres régions du pays, venus s’installer ‹chez eux› afin de profiter de la proximité avec la Suisse et son marché du travail.» Mais, pour en revenir à la Suisse, Pascal Wagner-Egger explique qu’une fois bien implantée, la fronde contre les frontaliers a tendance à se généraliser à l’entier de la communauté française, par le phénomène bien connu de la catégorisation sociale.
Les Bleus dans le viseur
La question du sentiment anti-français en Suisse romande, le spécialiste de l’Unifr a commencé à s’y intéresser «un peu avant la sortie du livre de Marie Maurisse, suite aux observations d’une collègue fraîchement établie dans notre pays». Cette Française s’étonnait notamment du fait que, lorsque l’équipe française de football perdait un match, les Suisses semblaient aux anges, n’hésitant pas à donner du klaxon. «Je connais moi aussi beaucoup de gens qui détestent les Bleus. Et ce sentiment va bien au-delà du simple agacement lié au côté ‹cocorico› des Français.»
Intrigué, Pascal Wagner-Egger a commencé par se plonger dans une étude de Steve Binggeli, Franciska Krings et Sabine Sczesny, parue en 2014 dans la revue Social Psychology et portant sur les différents stéréotypes subis par les immigrés selon la région linguistique dans laquelle ils vivent. «Cet article met plutôt en lumière les aspects économiques des sentiments anti-français et anti- allemand qui règnent en Suisse.» Principal résultat des chercheurs des Universités de Lausanne et Berne? C’est dans la région linguistique du pays où ils entrent directement en concurrence (notamment professionnelle) avec les indigènes, du fait de leur maîtrise de la langue, que les immigrés sont le moins bien perçus. Les Français semblent donc plus appréciés outre-Sarine qu’en territoire francophone. Dans la foulée, les auteurs mettent le doigt sur un paradoxe intéressant: ce sont les étrangers ayant le potentiel d’intégration le plus fort – même langue, mêmes références culturelles, etc. – qui sont le moins appréciés dans une région linguistique donnée.
Parmi les autres constatations de Steve Binggeli, Franciska Krings et Sabine Sczesny figure le fait qu’en comparaison avec le sentiment anti-français affiché en Suisse romande, celui à l’encontre des Allemands en Suisse germanophone est plus marqué. «On peut imaginer qu’une partie de cette différence s’explique par des raisons historiques», commente Pascal Wagner-Egger. Il est possible que la Suisse alémanique peine à retrouver pleinement confiance en l’Allemagne après la menace de la Deuxième guerre mondiale.
Complexe de supériorité… ou d’infériorité
Que ce soit dans cette étude, dans le livre de Marie Maurisse ou dans les commentaires d’experts au sujet des sentiments anti-français, anti-allemand et anti-italien qu’on rencontre en Suisse, «un autre élément revient souvent: la notion de complexe d’infériorité», constate le chargé de cours de l’Unifr. C’est cette notion qui a le plus fortement titillé l’intérêt du chercheur et de son équipe. «Nous avons décidé de mener notre propre expérience, en utilisant le concept de représentation sociale.» Concrètement, l’idée était de demander à des Romands ce qu’évoquent pour eux les Français. «Parallèlement, nous avons émis l’hypothèse que des stéréotypes semblables existent à l’intérieur même de la France, formulés par les Provinciaux à l’encontre des Parisiens.»
Ce sont deux étudiantes en psychologie de l’Unifr, Eline Gremaud et Cyrielle Goetschi, qui ont conduit cette recherche dans le cadre de leur travail de mémoire de bachelor dirigé par Pascal Wagner-Egger. Elles ont contacté des étudiants suisses, ainsi que des étudiants bretons et toulousains, auxquels elles ont demandé de produire des associations libres concernant respectivement les Français et les Parisiens. «Comme anticipé, les réponses des deux groupes présentent des similitudes», explique le psychologue social. Les termes hautains et arrogants figurent aussi bien dans le top dix des réponses romandes que provinciales. «A ce stade de l’étude, on constate que ces qualificatifs peuvent être vus comme un complexe de supériorité attribué aux Français/Parisiens (ou un complexe d’infériorité de la part des Suisses/Provinciaux).»
«L’une des origines de ce complexe d’infériorité est à chercher du côté de la langue», avance Pascal Wagner-Egger. De nombreux Romands ont l’impression de posséder une grammaire et un vocabulaire moins riches que leurs voisins. «Sans oublier la question de l’accent. Pour un habitant de la capitale française, si vous n’avez pas l’accent parisien, vous ne parlez pas le ‹vrai› français. Ca peut complexer…» Le chercheur rappelle aussi qu’il est fréquent de voir un groupe minoritaire sortir les griffes face à un groupe majoritaire. «Dans le cas des Suisses romands, leur statut doublement minoritaire – face aux Suisses allemands et face aux Français – renforce peut-être un sentiment revanchard.» On peut également imaginer que les valeurs («un peu protestantes») de modestie et de discrétion, si fortement ancrées en Suisse, entraînent chez certains Romands un élan de colère, lorsqu’ils se trouvent face à quelqu’un cultivant moins ces valeurs. «Cela dit, les Français sont-ils vraiment plus chauvins que les Suisses? Pour reprendre l’exemple du foot, il me semble que nous le sommes désormais tout autant que nos voisins!»
Notre expert Pascal Wagner-Egger est lecteur à l’Université de Fribourg, spécialisé en psychologie sociale. Il s’intéresse en particulier aux questions liées aux croyances (notamment celles concernant les théories du complot), au racisme et au sexisme.