Fokus
Les profs font la paire
Professeurs d’Histoire contemporaine à l’Université de Fribourg, Alain Clavien et Claude Hauser partagent un poste depuis quinze ans en jobsharing. Un type de collaboration encore rare à ce niveau, et qui leur a valu récemment un prix de l’Association PTO (Part-Time Optimisation).
Gravir un sommet en solitaire. C’est souvent comme cela qu’on s’imagine une carrière académique. Avec des candidats qui s’encordent en nombre au départ, mais où un seul, arrivé sur la pointe finale, plante son drapeau en décrochant un poste de professeur ordinaire. La plupart du temps, cela se passe à peu près ainsi. Pourtant, certains, parmi ces alpinistes du savoir, choisissent de partager la corde jusqu’au bout, se répartissant responsabilités, revenu et pouvoir décisionnel. C’est un fait. Le phénomène appelé en anglais jobsharing, soit le partage d’un poste à temps plein en plusieurs postes à temps partiel, se pratique aussi à ces hautes altitudes académiques. Bien qu’encore modeste, il semble même y connaître une certaine croissance. Et l’Université de Fribourg se montrerait plus ouverte qu’ailleurs en la matière (lire encadré). En Histoire contemporaine, les professeurs Alain Clavien et Claude Hauser travaillent ainsi en tandem depuis 2003, d’abord avec le partage d’un poste de professeur associé en deux mi-temps, puis un poste de professeur ordinaire sur le même modèle à partir de 2008. En novembre dernier, à Bâle, ils ont reçu un prix de l’Association PTO (Part-Time Optimisation), qui vise à promouvoir le jobsharing en Suisse. Leur parcours a séduit le comité de sélection de la catégorie best practices. Cofondatrice et directrice de cette association (www.go-for-jobsharing.ch), Irenka Krone relate: «En partageant un poste de professeur depuis quinze ans, ce duo témoigne d’une incroyable longévité. Ils font œuvre de pionniers, car la démarche était alors plus rare et moins bien comprise qu’aujourd’hui pour de tels postes, surtout pour des hommes.» On gravite même ici dans le topsharing, selon Irenka Krone, le partage d’emploi à responsabilité.
«Lever la tête du guidon»
Les deux professeurs, que nous avons rencontrés séparément, évoquent des motivations différentes pour leur choix professionnel, mais témoignent d’une envie semblable de ne pas se cantonner au seul monde académique. Claude Hauser souhaitait surtout s’investir davantage dans sa vie de famille. «En 2003, nous avons eu notre quatrième enfant. Cela faisait une bonne équipe à gérer à la maison», raconte-t-il, précisant que son épouse travaille comme logopédiste également à mi-temps. «Ce choix nous convenait bien». Aujourd’hui, les enfants ont grandi et, sans être entièrement libéré de son rôle parental, il s’est lancé dans un nouveau défi avec la gestion de la filière d’histoire, proposée par UniDistance. Pour Alain Clavien, en couple sans enfant, le choix du mi-temps repose principalement sur un besoin de gagner en qualité de vie. «Cela permet de lever la tête du guidon. C’est une respiration précieuse dans un travail intellectuel, qui préserve une certaine fraîcheur d’esprit, tout en permettant de s’impliquer en dehors. Concrètement, comment les deux professeurs vivent-ils ce partage au quotidien? «Il faut le voir comme un tandem, et non pas comme deux personnes travaillant chacune de leur côté», résume Claude Hauser. La communication représente donc un aspect central. Occupant le même bureau sur le site de Miséricorde, ils se voient au moins une fois par semaine, le mardi, ce qui leur permet d’échanger facilement sur les affaires en cours. «Il faut aimer cette manière de travailler, avoir de l’amitié pour l’autre et lui faire confiance», estime Alain Clavien. Il souligne aussi le fait que ce mode d’organisation collaboratif s’inscrit dans le fonctionnement global de la Chaire, car outre le poste occupé par le binôme Clavien-Hauser, celle-ci compte encore un poste à temps complet de professeur ordinaire, occupé par Jean-François Fayet, un demi-poste de professeur associé, occupé par Anne-Françoise Praz, ainsi que deux lectrices. Chaque semaine, l’équipe se réunit autour d’un café pour une séance. Cette horizontalité se retrouve sur d’autres aspects. Les assistants, par exemple, ne sont plus attachés à un professeur et leur gestion a été mutualisée à l’échelle du domaine. De même que la répartition de différentes tâches administratives repose sur la bonne volonté de chacun. «La question de l’organisation dépasse le simple cas du jobsharing et concerne l’entier de la Chaire», ajoute l’historien.
Le pouvoir se partage
Lorsque le futur tandem postule en 2003, «l’idée de poste partagé n’était pas forcément dans les mœurs au sein de l’Université», se souvient Claude Hauser. «Pour certains, prendre une chaire devenait un sacerdoce, une vocation qui ne se partageait pas et qu’il fallait assumer complètement. D’autres demandaient ce qu’on allait faire de notre cinquante pour cent de libre ou s’inquiétaient de notre retraite.» Au final, le partage d’un poste de professeur associé pourra surtout se réaliser grâce au Professeur Francis Python, alors titulaire de la Chaire d’histoire contemporaine, favorable à la demande des deux universitaires. «D’autres personnes nous ont également soutenus au sein de la Faculté», relève l’historien. «Pour ne pas griller nos chances, Claude et moi avions postulé chacun séparément pour un poste à temps complet, tout en glissant un paragraphe commun dans notre dossier, disant que nous souhaitions si possible travailler en tandem avec un partage du poste», précise Alain Clavien. En 2008, la Faculté des lettres accepte de reconduire la formule pour un poste de professeur ordinaire partagé. Mais là encore, des réticences émergent. C’est que le modèle «une chaire, un prof» a la vie dure. Certains considèrent que seul le plein temps permet d’être un «vrai» professeur. D’autres estiment que le pouvoir ne se partage pas. «Un argument relevant de la théologie» pour Alain Clavien.
Les deux professeurs d'histoire estiment, au contraire, que le jobsharing, sans être appelé à représenter le modèle dominant, gagnerait à être un peu plus présent dans le corps professoral, car il élargirait l’accès à des postes de professeurs, devenu plus difficile dans le contexte actuel. Le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) a en effet progressivement mis en place plusieurs instruments pour permettre aux chercheurs de développer leur carrière, mais sans que le nombre de postes stabilisés augmente. Résultat pour Alain Clavien: «Sur ces douze dernières années, on a beaucoup de chercheurs de qualité qui risquent de ne pas trouver de poste.» Pour autant, s’ils considèrent que le jobsharing pourrait ouvrir quelque peu les perspectives, les deux historiens relèvent la difficulté à trouver le bon partenaire. Cela nécessite une bonne entente, une complicité intellectuelle, une facilité à communiquer, ainsi qu’une confiance en l’autre.
«Avec Alain, nous avions déjà collaboré pour différentes publications et nous savions que le partage d’un poste fonctionnerait bien entre nous», observe Claude Hauser. Les deux chercheurs travaillaient déjà sur des sujets proches, l’histoire culturelle et l’histoire des intellectuels, avant de se spécialiser. «Claude s’est orienté vers les politiques culturelles internationales et moi vers la presse», explique Alain Clavien. Il voit dans cette diversité un enrichissement, notamment pour les étudiants. «Deux professeurs, ce sont deux sensibilités différentes, des compétences, deux carnets d’adresses et plus de projets FNS.» Sur un plan personnel, il évoque aussi une profonde amitié avec son partenaire, mais qui a su rester professionnelle. «C’est important de ne pas tout mélanger», considère-t-il.
Fribourg, plus ouvert qu’ailleurs
Dans le paysage universitaire national, Fribourg fait figure de précurseur en matière de jobsharing, observe Irenka Krone, cofondatrice et directrice de l’Association Part-Time Optimisation. En plus des Professeurs Clavien et Hauser, l’Unifr compte d’autres postes de professeurs partagés, la plupart en Faculté des sciences et de médecine: Alke Fink et Barbara Rothen, au sein de l’Institut Adolphe Merkle (AMI), Martin Hoelzle et Christian Hauck en Géographie physique, ainsi que Stéphane Cook et Mario Togni en Médecine. Muriel Besson, responsable du Service de l’égalité entre femmes et hommes de l’Unifr, relève que, si ce modèle permet de concilier vie privée et professionnelle, elle en appelle pourtant à un assouplissement global des conditions de travail. Par rapport à l’Europe, le temps partiel est très usité en Suisse. En revanche, avec 59% de femmes à temps partiel contre 17% d’hommes (chiffres OFS 2016, rapportés par l’association PTO), l’écart serait l’un des plus élevés du monde. «Principalement pour des raisons sociétales, poursuit Irenka Krone. Mais, au final, on constate que plus les femmes mères de famille sont formées, plus elles tendent à opter pour le temps partiel. D’où l’importance de développer le topsharing, le partage de poste à haute responsabilité.»
Notre expert Claude Hauser est professeur à la Chaire d’histoire contemporaine depuis 2003. Il y avait déjà réalisé sa thèse, qui se penchait sur les «Origines intellectuelles de la Question jurassienne. Culture et politique entre la France et la Suisse romande (1910–1950)», sous la direction du Professeur Francis Python, en 1997. Ses domaines de recherche sont l’histoire des intellectuels, des relations culturelles internationales, de la Seconde Guerre mondiale et, bien sûr, de l’arc jurassien.
Notre expert Alain Clavien a réalisé sa thèse sur «Les Helvétistes. Intellectuels et politique en Suisse romande au début du siècle» à l’Université de Lausanne. Après avoir occupé des postes de chargé de cours aux Universités de Berne et de Neuchâtel, il rejoint la Chaire d’histoire contemporaine de l’Unifr en 2003, d’abord en tant que professeur associé, puis, dès 2009, en tant que professeur ordinaire, poste qu’il partage avec Claude Hauser. Il s’y spécialise dans l’histoire de la presse, des intellectuels, l’histoire culturelle et celle du mouvement ouvrier.