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Ne nous soumets pas à la tentation!

Ce gâteau, comment y résister? Quand la volonté défaille, cette invocation divine, en ultime recours, est supposée nous soustraire à l’emprise de nos pulsions. Plus prosaïquement, Lucas Spierer, co-directeur de l’Unité de neurologie de l’Unifr, souhaite prescrire des jeux vidéo à ses patients neurologiques pour les aider à recouvrer certaines capacités indispensables de contrôle. Cette thérapie s’adresse également à toutes les personnes cherchant à réduire leur consommation de sucre, d’alcool ou de tabac.

Votre séance a été longue, ennuyante et, sans surprise, pas forcément utile, mais enfin elle se termine. Pour fêter ça, vous vous dirigez mécaniquement vers la cafétéria où, comme à l’accoutumée, vous avez la ferme intention d’avaler un café en grillant une cigarette. Sauf que cette fois-ci, à l’ultime seconde, vous vous ravisez et, sans égard pour votre corps quémandant sa dose de nicotine et son injection de caféine, vous commandez d’une voix chevrotante une pomme et un jus d’orange. Bravo! Vous avez mobilisé vos circonvolutions pour enrayer une pulsion. Vous avez su faire preuve de self-control.

Qui sait si, en répétant l’exercice, vous pourriez réduire l’intensité de ces pulsions et améliorer votre capacité à y résister? C’est le postulat de Lucas Spierer, co-directeur de l’Unité de neurologie en Section de médecine de l’Université de Fribourg: «Nous sommes en train de développer des jeux vidéo ‹médicaments› qui modifient l’organisation de certains réseaux du cerveau pour, d’une part, diminuer l’attrait exercé par certains objets et, d’autre part, renforcer nos capacités à contrôler nos tendances impulsives. Nous souhaitons, par le jeu, aider les patients à développer ou récupérer des comportements plus sains.»

De la neurologie au game design

Mais pour qu’un tel traitement réussisse, fût-il à base de pixels, il doit encore obtenir l’adhésion du patient. «De la même manière qu’on ajoute des édulcorants aux sirops pour la toux, afin de les rendre plus appétissants, nous faisons tout pour rendre notre thérapie plus attractive, insiste le chercheur, car le plaisir favorise non seulement l’assiduité, mais aussi la faculté d’apprentissage.» Pour concevoir un jeu vidéo de toute pièce, Lucas Spierer a recruté des spécialistes du game design. Guidée par ses instructions, une équipe placée sous la houlette de Maurizio Rigamonti, chercheur en informatique, a mis au point un jeu pour tablette électronique. «J’ai horreur de l’expression serious game, coupe d’emblée Maurizio Rigamonti. Notre objectif est de rendre le jeu ludique. Nous avons porté un soin particulier à tous les systèmes de progression et de récompense permettant d’‹accrocher› les joueurs, ainsi qu’au graphisme et au son.» Les chercheurs ont aussi déployé beaucoup d’efforts pour que le jeu s’adapte automatiquement aux difficultés et aux progrès des patients: «Les tâches doivent rester suffisamment exigeantes pour qu’il y ait toujours un challenge, mais sans devenir trop difficiles non plus, de peur que les joueurs ne baissent les bras.» Les patients lourdement perturbés et les participants très performants peuvent ainsi y trouver leur compte.

Encore une dose de médecine digitale?

Sur l’écran d’une tablette électronique, ce serious game ressemble à tous les jeux de divertissement: dans l’une des épreuves, des fromages et des chocolats tombent de manière rapide, mais imprévisible, sur le zinc d’un bar. Les joueurs doivent aussi vite que possible déplacer les premiers, en évitant à tout prix de toucher aux seconds, ce qui implique un effort d’inhibition motrice. «Ce sont des tâches assez classiques, explique Maurizio Rigamonti, il faut saisir un objet ou pas en fonction d’une consigne donnée et surveiller différents paramètres en même temps.»

Le jeu génère une forme de conditionnement, un automatisme, auquel il faut, au moment opportun, réussir à échapper. «Quand on s’entraîne à retenir notre main, alors que l’automatisme est grand, on renforce les mêmes réseaux de self-control que ceux qui sont impliqués dans n’importe quelle type d’inhibition», explique Lucas Spierer. Il est par ailleurs démontré que les objets que les joueurs doivent s’abstenir de saisir, de manière répétée, finissent par perdre de leur attrait. «Pour donner un exemple concret, la pratique du jeu va améliorer nos capacités à nous retenir de manger du gâteau, mais aussi nous amener à progressivement moins les aimer.»

Les participants s’entraînent à raison de vingt minutes par jour, cinq jours sur sept durant trois semaines. Le jeu, en enregistrant les performances, permet de suivre leur évolution. En parallèle, les chercheurs comparent l’activité du cerveau avant et après l’entraînement, afin de comprendre les modifications cérébrales qui accompagnent l’amélioration comportementale.

Ces jeux sont encore en phase de test dans des essais cliniques randomisés et dans des thérapies expérimentales, mais Lucas Spierer a bon espoir de pouvoir les prescrire à des patients d’ici deux ans. Et de conclure dans un sourire: «Nous allons créer de nouvelles addictions aux jeux, mais à de bons jeux, qui améliorent la santé!»

Un verre, ça va, deux verres…

Parallèlement au développement de ce jeu vidéo, les autres membres de l’équipe de Lucas Spierer s’intéressent aux facteurs qui influencent l’apprentissage d’un meilleur self-control. Une de pistes, suivie par la chercheuse postdoctorante Farfalla Ribordy Lambert, est de coupler l’entraînement sur jeu vidéo à la prise de substances pharmacologiques, en l’occurrence de l’alcool, pour modifier la réceptivité du cerveau aux interventions: «Nous avons observé qu’à jeun le cerveau parvient à automatiser progressivement les tâches exigées. Quelques verres, en revanche, suffisent à perturber cet apprentissage. Le cerveau doit alors mobiliser beaucoup de ressources pour contrôler le comportement et finit par être surchargé. On comprend mieux pourquoi, incapable de se maîtriser, l’individu alcoolisé devient impulsif.» Une perturbation de l’automatisation de tâches complexes par l’alcool participerait ainsi aux dérapages et bagarres typiquement associés à l’ébriété.

 

© Getty Images

Le self control, c’est bon pour la santé

Les anciens l’avaient déjà compris: la maîtrise de ses pulsions est indispensable au bien-être et à la vie en société. La gourmandise n’a-t-elle pas été érigée en péché capital? Le dixième commandement, «Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain», n’avait d’ailleurs pas d’autre objectif que l’inhibition d’une pulsion, sexuelle cette fois-ci, qui aurait pu provoquer un conflit entre individus.

La culture judéo-chrétienne n’a d’ailleurs pas l’apanage du contrôle des émotions et des instincts: les arts martiaux, avec leur philosophie de non agression, visent à la fois une parfaite maîtrise du mental et
du mouvement. Les vertus du contrôle inhibiteur remonte donc à Mathusalem, au moins. Pour Lucas Spierer, ce qui était valable hier l’est encore aujourd’hui: «Des études ont démontré qu’un bon self-control est, en général, associé à une bonne réussite socio-professionnelle, à une meilleure cohésion familiale, ainsi qu’à une meilleure résistance aux addictions et aux maladies neuropsychiatriques. Environ 60% de nos capacités de self-control sont déterminés génétiquement. C’est beaucoup, mais il reste une large marge pour s’améliorer avec des entraînements!»

La mécanique du contrôle inhibiteur

Avec les progrès de l’imagerie cérébrale, on sait désormais que le siège du contrôle inhibiteur se trouve dans les lobes frontaux latéraux et qu’il déploie ses circuits jusqu’à des noyaux très profonds du cerveau. Ce réseau, lorsqu’il fonctionne bien, est garant d’un bon self-control, une qualité, on l’a vu, qui améliore la résistance aux addictions et aux pulsions. Quand on sait que les régions préfrontales arrivent à maturité structurelle vers les 25 ans, on comprend pourquoi les enfants peinent parfois à maîtriser leurs pulsions. Et si ce réseau d’inhibition se développe très tard, il est aussi le premier à se dégrader avec le vieillissement. Un exemple? On a tous dû subir une conversation pénible avec une personne âgée qui se répète, inlassablement, comme un disque rayé. «Lorsque ce réseau est touché par des lésions cérébrales, il apparaît alors souvent une impulsivité ou une inadéquation des patients dans leurs relations, explique Lucas Spierer, ce qui peut s’avérer très handicapant dans la vie quotidienne. Nous souhaitons trouver des moyens de leur venir en aide.»