Dossier

Archives climatiques en eaux profondes

Le changement climatique est une réalité. Si son impact est toujours plus visible à la surface de la Terre, il l’est aussi, de manière plus subtile, sur les fragiles écosystèmes des grands fonds marins. En Méditerranée, les chercheurs de l’Université de Fribourg sont sur le pont pour analyser ces traces laissées au fil du temps sur les écosystèmes de coraux d’eaux froides et les émanations de méthane.

Plusieurs centaines de mètres sous la surface de la mer Méditerranée, suintements froids ou émanations de méthane d’une part, coraux d’eaux froides d’autre part, constituent des marqueurs très sûrs des changements climatiques à l’échelle du temps géologique. Ils ouvrent un champ de recherche non négligeable dans lequel se sont engouffrés des chercheurs du Carbonate Sedimentology Lab du Département de géosciences. A la clé, une question brûlante d’actualité: comment réagiront les grands fonds marins au réchauffement climatique?

Les coraux d’eaux froides sont capables de former de grands récifs et, comme leurs cousins des eaux tropicales, d’héberger de très précieux foyers de biodiversité: éponges, vers polychètes, mollusques, crustacés, certains poissons et de nombreuses espèces de vertébrés et d’invertébrés. Mais comment l’évolution et la structure de ces récifs permet-elle de comprendre l’impact du réchauffement climatique sur les fonds marins? Le réchauffement entraîne une augmentation des températures et une acidification des masses d’eaux profondes, provoquant d’importants impacts sur les écosystèmes coralliens: plus l’eau est acide, moins il peut y avoir de carbonates, nécessaires à la formation de leur squelette. Ces changements étant mesurables, les récifs coralliens représentent d’importantes archives climatiques à l’échelle du temps géologique.

Un écosystème menacé

Etablis pour l’heure à des profondeurs pouvant atteindre 2’500 mètres, ces coraux d’eaux froides sont menacés et pourraient, à terme, ne plus se développer en dessous de 1’500 mètres. Organismes très fragiles et à l’évolution très lente, il leur faut plusieurs centaines, voire milliers d’années pour constituer un récif et, s’ils sont extrêmement vulnérables aux changements de température et aux modifications chimiques de l’eau, ils sont aussi victimes de la pêche à la drague ou au chalut, du déploiement de câbles ou de pipelines et d’autres méfaits dus à l’extraction des énergies des sols marins.

L’importance de ces écosystèmes a été reconnue à partir des années 1980 seulement. Un premier rapport interdisciplinaire, mené par des organismes internationaux, pointait la fragilité de ces écosystèmes et la nécessité de débloquer des moyens pour leur protection en 2008. Et en 2018, à l’initiative de gouvernements européens et du Centre de surveillance de la conservation de la nature (UNEP-WCMC), l’International Year of the Coral Reefs et l’International Coral Reef Initiative ont multiplié observations et recherches interdisciplinaires au niveau mondial. Celles-ci doivent déboucher sur un rapport dont on attend qu’il fasse état des nouvelles menaces suite à l’évolution récente du climat.

 

Baia delle Zagare, Gargano, Italie © Getty Images

D’un autre côté, l’augmentation des températures a également un impact sur le comportement des gaz stockés sous la surface sous-marine. Comme libérées du piège de molécules d’eau congelées lors du réchauffement, d’énormes poches de méthane produisent des exfiltrations gazeuses dans les grands fonds marins. Sous l’action de bactéries et de microorganismes comme les archées qui s’en nourrissent, une partie de ces gaz est transformée en sécrétions carbonatées solides qui contrebalancent les effets de l’acidification des eaux. Au fil du temps, ces suintements froids développent en effet une microtopographie unique, du fait notamment des interactions chimiques entre le méthane, la vie bactérienne et l’eau de mer, créant des formations de roches carbonatées. Ces carbonates de suintements constituent eux aussi de véritables archives climatiques et témoignent d’épisodes de réchauffement paléo-climatiques. Le Département de géosciences de la Faculté des sciences et de médecine et son laboratoire de sédimentologie des carbonates étudient de longue date les coraux d’eaux froides et les suintements froids sous l’angle de l’archive paléo-climatique. Avec pour objectif d’identifier des processus qui permettent de prévenir les effets attendus des changements climatiques à venir, tels que l’augmentation de la température ou l’acidification des océans, sur des écosystèmes aussi vulnérables que ceux des grands fonds marins. Les interactions entre géo- et biosphère sont au cœur de leurs recherches, en particulier les sédiments de carbonates qui témoignent de la complexité de ces interactions.

Mission au large d’Israël

En mer Méditerranée orientale, soumise à la double menace d’une modification de la circulation des masses d’eau en profondeur et d’une augmentation des températures, l’étude de ces marqueurs n’avait pas encore été entreprise en détail. Anneleen Foubert, professeure en sédimentologie, et le chercheur Andres Rüggeberg du Département de géosciences s’y sont attelés en initiant une expédition scientifique internationale South East Mediterranean Seep Carbonate (SEMSEEP) à l’automne 2016, au large des côtes israéliennes, dans le secteur du Palmahim. Son objectif était de vérifier de quelle manière ces coraux d’eaux froides et les carbonates de suintements sont liés.

Avec leurs collègues israéliens de l’Université de Haïfa, l’un et l’autre ont pris une part prépondérante dans l’organisation et la direction scientifique de cette expédition internationale principalement financée par des fonds européens. Deux doctorants de l’Université de Fribourg, Robin Fentimen et Eline Feenstra, renforçaient leur équipe de recherche à bord. En collaboration avec des universités et des centres de recherche d’Allemagne, d’Italie, de Grèce, de Chypre et d’Israël, ils ont ainsi effectué une campagne scientifique de près de deux semaines: une dizaine de plongées entre 400 et 1’200 mètres de profondeur à l’aide d’un appareil de mesure ROV sophistiqué leur ont permis de prendre des photos et des vidéos, d’effectuer des mesures, des prélèvements solides, liquides et gazeux, ainsi que de ramener une grande quantité de matériel servant à l’analyse.

Ces études sont toujours en cours, dans le cadre du projet «Unconventional carbonate factories in the Eastern Mediterranean: cold-water coral ecosystems and seeps», financé par le Fonds national de la recherche scientifique et dirigé par la Professeure Foubert et sa collègue Silvia Spezzaferri, maîtresse d’enseignement et de recherche en micropaléontologie, avec la collaboration d’Andres Rüggeberg. Si la publication d’un rapport final n’est pas encore à l’ordre du jour, les diverses analyses menées jusqu’alors ont permis de souligner certaines évidences. En premier lieu, que ces suintements de gaz sont assez récents, et qu’ils pourraient être liés à une augmentation de température des masses d’eau au cours des dernières décennies. De plus anciens suintements de carbonates avaient, eux, formé des terrains propices à la colonisation par des coraux d’eaux froides; mais la disparition marquée des grands récifs de ce secteur provient certainement de la dégradation des conditions environnementales. Ce qui était l’hypothèse de départ des scientifiques est ainsi en passe d’être vérifiée: le développement de ces coraux d’eaux froides est intimément lié aux suintements de carbonates, puisqu’ils les utilisent comme substrat.

Notre experte Anneleen Foubert est professeure en sédimentologie et nous répond depuis Addis Abeba. C’est qu’elle aime bourlinguer: un doctorat à l’Université de Gent, un engagement chez le pétrolier français Total, puis un poste d’assistante à l’Université de Louvain (BE), de chercheuse au Centre GEOMAR de Kiel (D) et enfin de professeure invitée à l’Université Urbana-Champaign de l’Illinois (USA)… Avant de s’arrêter durablement à Fribourg en 2013.

 anneleen.foubert@unifr.ch