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Le fantastique: origines et enjeux
Souvent sous-estimé, le fantastique est un genre littéraire complexe qui met en jeu des techniques particulières et des questionnements philosophiques fondamentaux. Du 5 au 8 septembre dernier, un congrès a rassemblé de nombreux spécialistes qui se sont penchés sur les différentes facettes du genre?
Le fantastique n’est-il qu’une construction d’adultes jouant avec leurs peurs d’enfant, au mieux une «poétique du cauchemar» mettant en scène des conflits psychiques? La plupart des spécialistes l’abordent encore soit dans cette optique, soit sous un angle essentiellement poéticien, comme Uwe Durst, ou bien encore dans une perspective politique et sociologique. Sa dimension philosophique est, elle, souvent négligée. Pourtant, cette littérature constitue bien, en tant qu’«expérience imaginaire des limites de la raison», pour reprendre la formule d’Irène Bessière, un laboratoire virtuel propice à une enquête sur les questions les plus récurrentes du corpus philosophique, ce que la recherche critique, sans l’ignorer complètement, a rarement mis au premier plan.
Un grain de sable dans le réel
Beaucoup de définitions et de théories concurrentes du fantastique sont en lice, mais presque toutes le distinguent du merveilleux – féérique ou «noir», ou développé à travers les codes de la fantasy – par le fait qu’il s’inscrit dans un cadre «réaliste», et non pas au sein d’un univers chargé des marques de la différence. Tzvetan Todorov insiste, dans sa théorie fondatrice, sur l’hésitation que doit ressentir le lecteur entre une interprétation naturelle et une autre, surnaturelle, du même événement narré. Avec une nuance importante, on peut aussi définir le fantastique comme la présence, dans le monde du même, d’un élément autre dont l’altérité ne peut être réduite en la rapportant à un savoir positif ou à un système structuré de croyance. Cet élément autre peut revêtir des formes très diverses, mais ne reçoit pas in extremis d’explication logique, ce qui le réduirait à l’insolite – l’exemple classique étant «Double assassinat dans la rue Morgue» d’Edgar A. Poe – ou à une mise en scène. Il ne peut pas non plus, à l’instar du miracle, s’inscrire dans un système structuré de croyance, car alors l’élément d’ambiguïté et d’irréductibilité disparaîtrait. C’est en ce sens que Louis Vax définit la littérature fantastique comme «fille de l’incroyance» et ne la conçoit que sur fond d’une culture sécularisée et rationaliste, qui trouve son origine dans l’Europe des Lumières. On parlera de fantastique quand un système de représentation fictionnelle reflétant de prime abord le «sentiment de réalité» propre à la culture où il a été produit, pervertit ce sentiment en introduisant un élément qui en brouille les repères. C’est précisément ce qui confère au fantastique son potentiel philosophique: il met ce paradigme dominant en question, mais de l’intérieur, ce qui approfondit son pouvoir de perturbation.
S’éloigner des définitions dualistes
On gagnera, pour mieux appréhender ce champ, à sortir des schémas dualistes qui ont prévalu chez les premiers théoriciens. Pour Todorov, le fantastique, fondé sur l’hésitation, se situe en équilibre instable sur une frontière entre deux univers, le réel étrange et le merveilleux pur et simple. Irène Bessière soutient que le fantastique se définit par son antinomie, la bipolarité raison-foi, scepticisme-croyance, et «dévoile un réel mêlé d’irréalité». A ces schémas herméneutiques et dualistes s’oppose une autre approche, illustrée par Charles Grivel et Denis Mellier, fondée sur l’effet de sidération que vise le fantastique. En fait, la seule dualité qui semble vraiment irréductible dans le fantastique relève non pas de l’intellect, mais du désir. L’homme occidental est à la fois demandeur de lumières et désespéré de voir se réduire comme peau de chagrin ces zones de mystère qui garantissent paradoxalement l’habitabilité du monde. Le fantastique répond à cette pulsion contradictoire de fascination/répulsion, ou de désir/rejet, devant l’inexplicable.
Son histoire est récente mais complexe: on distingue déjà, pour le seul XIXe siècle, un fantastique romantique, encore imprégné de croyances et fasciné par l’occulte, d’un fantastique post-romantique plus «intérieur», attentif notamment aux discours médicaux sur la pathologie mentale. Mais l’historicité littéraire ne se confond pas entièrement avec l’évolution des sociétés; elle procède également d’un temps propre à l’imaginaire, qui est tout sauf linéaire et doit beaucoup à la «mémoire des œuvres». La variable géoculturelle paraît plus décisive que cette variable historique, réelle mais relative. Pierre-Martial Abossolo a clairement établi qu’il existe un fantastique spécifiquement africain auquel les modèles théoriques occidentaux ne sauraient s’appliquer, sinon de manière exogène, comme un effet indirect de l’acculturation coloniale.
Au-delà du procédé, la philosophie
Certains critiques comme Uwe Durst ne voient dans le fantastique qu’un ensemble de procédés. Mais ces «procédés», ou «techniques», (Verfahren, devices) que le Formaliste russe V.B. Chklovski voyait comme constitutifs de l’art, ne peuvent s’étudier indépendamment d’un «concept de réalité» ou plus exactement d’un «sentiment de réalité», qui sous-tend la fiction. Même si Chklovski l’entend dans un sens beaucoup plus restreint, la «défamiliarisation» (ostranenie) qu’induit l’œuvre d’art en brisant les conventions de son propre langage peut ainsi être comprise comme la manifestation formelle d’une défamiliarisation d’ordre existentiel ou épistémologique. Le fantastique pourrait ainsi se résumer en quelques questions: qu’est-ce que la réalité? Où passe la frontière entre le possible et l’impossible? De quoi sommes-nous certains? La fonction première du fantastique est de mettre en cause les présupposés sur lesquels repose notre vision cloisonnée du monde.
S’appuyer sur un réel scientifique
De son côté, le «merveilleux scientifique», ou science-fiction (SF), procède d’un imaginaire sensiblement différent, qui pose les mêmes questions philosophiques sur les frontières du possible et de l’impossible, mais selon une optique distincte. L’un de ses premiers théoriciens, Darko Suvin, voit au cœur de la science-fiction un principe de «distanciation cognitive» (cognitive estrangement), par lequel les auteurs construisent des mondes différents du nôtre, mais par extrapolation de certains concepts déjà présents dans notre horizon épistémologique. Les voyages intersidéraux, encore impossibles aujourd’hui, ne sont pas pour autant incompatibles avec une vision scientifique du monde, à la différence des voyages dans un au-delà métaphysique.
Cette forme de distanciation opérée par la SF permet de voir cet avenir imaginaire comme l’envers de notre présent et de méditer sur les potentialités, fascinantes ou terrifiantes, que ce dernier recèle. Ce sense of wonder est en effet très ambigu: dès certains récits romantiques de proto-SF – le «Sandmann» d’E.T.A. Hoffmann ou le Frankenstein de Mary Shelley – les pouvoirs du savant démiurgique inquiètent. Le pessimisme global de la SF depuis Hiroshima se dévoile encore plus nettement dans la contre-utopie (dystopia), où la science est mise au service du totalitarisme, et dans les récits post-apocalyptiques dépeignant un monde ravagé par un désastre écologique ou par une guerre nucléaire ou bactériologique, qui a parfois réduit les rares survivants au statut de mutants, voire de monstres mi-vampires mi-zombies, comme dans le roman de Richard Matheson, I Am Legend (1954), l’un des récits fondateurs du genre.
Le congrès de la Gesellschaft für Fantastikforschung, co-organisé par Sabine Haupt, Sonja Klimek, Tobias Lambrecht et Ralph Müller, qui s’est tenu à Fribourg du 5 au 8 septembre, a rassemblé fantastique et science-fiction autour d’une problématique commune, celle des «Techniques», terme qui peut s’entendre à la fois comme techniques artistiques et littéraires, et comme imaginaire technologique.
Notre expert Michel Viegnes est spécialisé dans la littérature française des XIXe et XXe siècles. Il s’intéresse en particulier aux thématiques du fantastique et de l’imaginaire, ainsi qu’aux représentations de la peur dans la littérature, les arts graphiques et le cinéma.