Dossier
Là-haut sur la montagne, était beaucoup trop de monde
La montagne est la Suisse et la Suisse est la montagne. C’est non seulement un fait géographique, puisque la Suisse est le pays le plus montagneux d’Europe, mais aussi culturel, incarné par son symbole par excellence: la magnifique pyramide de granite enneigée du Matterhorn. Dans ces conditions, il est normal que le tourisme suisse soit généralement lié à la montagne.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes: il y a en Suisse 3 millions de randonneurs, dont 2.7 millions locaux et 300’000 étrangers. Ces chiffres augmentent avec constance depuis 2008. Selon la United Nations World Tourism Organisation (UNTWO), en 2017, la Suisse a reçu 11.1 millions de touristes. La majorité d’entre eux a visité les stations de ski, très prisées, voire mythiques, de Gstaad, St. Moritz ou Verbier. Dans ce contexte, il existe, bien sûr, un risque important de surtourisme.
Déjà trop tard?
La recherche de Selina Groflin, menée dans le cadre de son mémoire de bachelor au Glion Institute of Higher Education, explore le phénomène du surtourisme dans les zones isolées de montagne. Elle a ainsi examiné le risque pour les Alpes suisses d’être touchées par ce tourisme non durable et les possibles solutions à ce problème.
Le terme «surtourisme», popularisé dès 2015, décrit une situation où un lieu attire trop de voyageurs pour qu’une gestion durable soit possible. Le phénomène, souvent réduit à la perception des habitants locaux, est pourtant tout à fait palpable. A titre comparatif, la France accueille 1.3 touriste/habitant, alors qu’en Espagne le chiffre passe à 1.74. Les nombreuses voix qui s’y sont élevées contre le surtourisme ces dernières années reflètent donc bien une réalité.
Selon la recherche, en 2010, la Suisse était dans une phase de pré-surtourisme. Dans les zones alpines l’isolement était encore possible. Mais aujourd’hui, le pays reçoit 1.3 touriste/habitant, comme la France. En août 2018 les tenanciers de l’auberge Aescher (Appenzell), le plus célèbre restaurant d’altitude helvétique, ont dû renoncer à la gestion d’un lieu décrit comme l’un des plus beaux du monde par le National Geographic. Depuis que l’endroit avait fait la une du célèbre magazine en 2015, les touristes y affluaient de plus en plus nombreux.
Trois points sont à relever. D’abord, le surtourisme en zones isolées est souvent sous-estimé, jusqu’au moment où il devient incontestable. Deuxièmement, médias et réseaux sociaux jouent un rôle fondamental dans les flux touristiques. Enfin, les zones de montagne vivent justement un paradoxe: plus elles sont isolées, plus les touristes veulent les visiter.
Dégâts sous-estimés
Alors que les dégâts du surtourisme dans les villes sont très connus, il n’en est pas de même pour les zones de montagne, en particulier les plus isolées. C’est pourquoi, alors que de nombreuses villes tentent aujourd’hui de devenir plus durables, les régions éloignées éprouvent souvent plus de difficultés, en raison de la rareté de leurs ressources naturelles. Avec le récent développement du tourisme naturel et d’évasion, les zones isolées sont ciblées par un nombre croissant de voyageurs pour leurs beautés naturelles et leur éloignement. Les lieux isolés attirent, car ils offrent des expériences uniques. La région alpine suisse remplit parfaitement cette mission. Malheureusement, sous couvert de «tourisme durable», le surtourisme s’y installe de manière tellement insidieuse que les dégâts peuvent se révéler très profonds. En 2010 déjà, les chercheurs exprimaient des doutes par rapport au développement du tourisme de randonnée de montagne. Aujourd’hui, avec 3 millions de randonneurs, la question se fait plus pressante.
Dans le passé, en raison de son coût et du franc fort, la Suisse n’était pas une cible touristique populaire. Mais les chiffres d’aujourd’hui racontent une autre histoire. Malheureusement, la recherche montre bien que, tant que le phénomène n’est pas vraiment inquiétant, peu de mesures préventives sont prises.
La médiatisation peut tuer une région
De plus, dans cette histoire, les médias et réseaux sociaux jouent un rôle fondamental. En braquant leurs projecteurs sur des endroits hier encore inconnus, ils déterminent dans une grande mesure les désirs et les caprices touristiques à la mode. Documentaires, livres, reportages, films et influenceurs créent le buzz et génèrent l’attraction de milliers d’adeptes; à ceci s’ajoutent les photos et vidéos des réseaux sociaux qui diffusent facilement et continuellement la tranquillité et les beautés naturelles d’une destination. Les listes des lieux «incontournables» sont particulièrement perverses, car elles donnent aux visiteurs potentiels l’impression qu’ils manqueront une expérience s’ils ne les visitent pas. En plus, avec les tendances actuelles vers les destinations reculées, les zones protégées sont plus susceptibles de devenir victimes du surtourisme, car elles attirent un grand nombre de visiteurs avec leurs promesses de nature intacte, d’expérience unique et idyllique dans un endroit isolé et épargné par le monde moderne.
Il faut relever ici plusieurs paradoxes. Nous vivons dans un monde doté de plus en plus d’infrastructures (autoroutes, voies ferrées, aéroports). Pour y échapper nous cherchons la nature sauvage, au moins pour quelques heures. Cependant, atteindre de tels endroits nécessite justement un surcroît d’infrastructures. Et si celles-ci rendent le tourisme plus durable (en remplaçant les voitures par le train, par exemple), elles facilitent aussi l’accès à un plus grand nombre de voyageurs. Et l’on n’en sort pas, puisque, paradoxalement, le manque d’infrastructures, gage d’isolement, est aussi un facteur d’attraction.
Un deuxième paradoxe concerne la durabilité: le surtourisme en zones isolées est destructeur pour l’environnement, réduisant ainsi l’attractivité desdites zones. Malheureusement, c’est justement en misant sur un contexte durable qu’une destination attire des touristes qui cherchent la nature et, la tendance devenant de plus en plus commune, une telle publicité attire un nombre croissant de touristes. La destination cesse alors d’être durable et, donc, d’être attrayante pour son public.
Miser sur la durabilité à long terme
La littérature suggère que la limitation des arrivées est la clef pour garantir un tourisme durable, mais cette limitation peut s’avérer impopulaire pour les citoyen·ne·s qui tirent profit du tourisme. L’industrie du tourisme est le 6e secteur productif en Suisse, derrière l’industrie horlogère, avec une tendance constante à la hausse depuis 2010. L’industrie de l’hôtellerie et de la restauration est un des employeurs helvétiques majeurs (26’1000 employé·e·s). Les touristes venus en Suisse en 2017 y ont dépensé 16.3 milliards de dollars américains. Difficile de renoncer à cette manne!
Mais plus encore que dans les milieux urbains, la conservation est fondamentale pour garantir un tourisme durable en montagne, où les ressources naturelles sont limitées et fragiles. Bien sûr, trouver l’équilibre entre attirer peu ou trop de touristes est et reste très difficile. Mais, si on ne préserve pas les zones isolées, elles cesseront d’être attrayantes. La Suisse doit donc veiller à maintenir un tourisme durable, afin de demeurer une destination attractive pour ses paysages uniques.
Notre expert Francesco Screti est chercheur postdoctoral à l’Institut du plurilinguisme de l’Université de Fribourg et professeur au Glion Institute of Higher Education. C’est dans ce cadre qu’il a accompagné la thèse de Selina Groflin sur la notion de surtourisme dans les Alpes suisses. Il s’intéresse également à l’analyse du discours médiatique, politique et publicitaire et aux relations entre langage et société.