Dossier
«Nous devons briser le tabou de la mort»
Dissection en cours d’anatomie, annonce du décès à la famille d’un patient, la mort est omniprésente dans la carrière d’un médecin. Pourtant le sujet reste souvent tabou. Le nouveau Master en médecine de l’Université de Fribourg propose de parler ouvertement de la mort, pour mieux accompagner les vivants.?
Face à la mort, le médecin a, dans notre société, un rôle particulier. Il est le seul habilité à déclarer le décès d’une personne. Si les aspects techniques de la mort occupent une part importante dans les études en médecine, le ressenti de l’étudiant, son appréhension face au cadavre, ses inquiétudes à annoncer le décès prochain à un patient atteint d’une maladie incurable ne doivent pas être minimisés. Le Master en médecine qui a ouvert ses portes en septembre à l’Université de Fribourg entend aussi traiter de la mort sous ses multiples facettes. Rencontre avec Raphaël Bonvin, professeur de pédagogie médicale et Luis Filgueira, professeur à la Chaire d’anatomie, tous deux à l’Unifr, ainsi qu’avec le Docteur Boris Cantin, chef de service des soins palliatifs à l’Hôpital fribourgeois.
Comment les étudiants en médecine de l’Université de Fribourg sont-ils préparés à appréhender la mort?
Luis Filgueira: Nos étudiants sont rapidement confrontés à la mort lorsque débutent les cours d’anatomie et les leçons de dissection. C’est une sorte de rite de passage auquel ils doivent être préparés. Nous avons donc mis en place une leçon durant laquelle ceux qui ont déjà pratiqué la dissection viennent parler de leurs expériences aux nouveaux élèves. C’est un échange fructueux. Durant la première leçon, je leur montre des images de la salle de préparation et, bien évidemment, je suis très attentif à leurs réactions lors des premiers exercices pratiques. Mais même avec ces précautions, on ne peut pas empêcher que 3 ou 4 étudiants perdent connaissance chaque année lors de leur première dissection.
Raphaël Bonvin: Ce contact avec la chair provoque une véritable remise en question des étudiants par rapport au corps. Certains me disent éprouver de la solitude dans la salle de dissection. Un sentiment qu’ils partagent difficilement. Il y a un vrai décalage entre l’aspect technique de la dissection et le questionnement plus intime sur la mort, sur la finitude de soi. Il est d’ailleurs très important de réhumaniser les cadavres servant aux exercices de dissection.
De quelle manière?
Luis Filgueira: A la fin de l’année, nous organisons une cérémonie œcuménique. Elle permet de dire adieu aux défunts, car durant les cours de dissection, tous les corps sont anonymes. Les étudiants ne connaissent donc pas l’identité des cadavres. A la fin de la cérémonie, nous nommons les défunts en présence de leur famille et des étudiants en médecine. De nombreux élèves m’ont confié que c’est une des meilleures expériences qu’ils ont eue durant leurs études.
Le médecin se voit aussi confronté à l’annonce de la mort. Que ce soit à un patient atteint d’une maladie incurable ou à la famille d’un défunt. Comment s’y préparer?
Raphaël Bonvin: Aujourd’hui, un bon cursus en médecine ne se fait plus sans que l’étudiant soit mis en situation d’annoncer une mauvaise nouvelle. Cela se fait à l’aide de patients simulé. Une personne joue le malade à qui il ne reste que quelques semaines à vivre. L’étudiant doit le lui annoncer et gérer la situation. Il assiste ensuite à un débriefing personnalisé, car il est très difficile de s’exposer ainsi. Nous donnons des pistes de réflexion pour annoncer une telle nouvelle, mais au final, le plus important, c’est la relation qui se noue entre deux personnes, le patient et le médecin.
Boris Cantin: Les étudiants qui viennent faire un stage aux soins palliatifs sont curieux de nouer un contact avec les personnes malades. Cela leur apporte beaucoup. Mais ils sont sur la retenue, car ils ne savent pas toujours quoi dire. Ils ont peur de froisser le patient.
La seule recette à appliquer réside dans ces questions: «Est-ce que j’entends la souffrance de l’autre et puis-je y répondre de manière sincère en tant que médecin?» Annoncer une mort prochaine sans que la personne y soit préparée, c’est heurtant, blessant. On ne doit donc pas devancer cette annonce. Mais nous devons réfléchir à la manière de construire quelque chose ensemble, avec le patient et avec sa famille, ses proches qui, eux aussi, sont confrontés à la mort. Dans une société qui nie la mort, qui veut toujours plus de certitudes, le médecin doit garder son savoir-vivre, son savoir-être.
Pourtant, n’est-ce pas sain d’avoir du recul, voire de se faire une carapace lorsque l’on est régulièrement confronté à la mort ?
Boris Cantin: Bon nombre de médecins assistants me disent combien ils manquent de sens dans leur pratique, car on leur conseille de mettre de la distance. Qui peut dire quelle est la bonne distance? Ne devrait-on pas plutôt se demander quelle est la bonne proximité à avoir avec son patient? Jusqu’où puis-je aller vers l’autre? Sans fusionner bien sûr! Mais plus on s’éloigne et plus il y a perte de sens. C’est important aussi de confronter les étudiants à leur propre vie, leur propre mort. Certains n’ont jamais vécu un décès Il est donc normal qu’ils soient désemparés.
Luis Filgueira: C’est très important que les étudiants fassent l’expérience de la mort dans leur vie privée. Enfant, j’ai été confronté à la mort de mon oncle qui était aussi mon parrain. Ce fut une expérience douloureuse, mais depuis, je me suis habitué à vivre avec la mort. Dans notre société où l’on cache la mort, il est de plus en plus difficile d’en faire l’expérience.
A vous entendre, le vécu personnel de chaque étudiant est capital pour mieux appréhender la mort?
Raphaël Bonvin: Notre devoir d’institution formatrice est de maintenir ce avec quoi les étudiants arrivent: leur vécu, leur empathie. Des études montrent la perte d’empathie des étudiants au cours de leur formation. Cela est dû au fait que l’on chosifie, qu’on technicise le corps. C’est un passage nécessaire, bien sûr, mais il ne faut pas s’arrêter à cela. Nous pouvons former des médecins dans une perspective purement technique. Ou alors, nous pouvons les former dans le but de se soucier de leurs patients.
Quelle est la différence?
Raphaël Bonvin: Il s’agit d’une différence importante entre le curing, l’acte de guérir et le caring, l’acte de prendre soin. Quand un médecin accompagne un patient et qu’il arrive au bout de ses possibilités techniques, il l’envoie par exemple aux soins palliatifs. C’est une forme d’aveu d’échec. Du point de vue des soins, de l’accompagnement, il y a encore beaucoup à faire. Un de nos devoirs est de promouvoir le caring dans nos études, de réassocier le corps et l’esprit du patient.
Boris Cantin: J’ai des échos de patients qui louent leur relation avec leur médecin. Mais j’ai aussi des retours inverses où le patient déplore n’être qu’un numéro parmi d’autres. Il ne faut jamais oublier que nous traitons des personnes, des êtres humains. C’est essentiel. Comment puis-je accompagner le mourant? Qu’est-ce que je peux encore lui offrir en tant que médecin? Je ne veux plus entendre des patients me confier que leur médecin ne pouvait plus rien faire pour eux.
Sujet souvent tabou dans notre société, la mort sera une thématique intégrée au nouveau Master en médecine qui a ouvert ses portes en septembre à l’Université de Fribourg. De quelle manière?
Raphaël Bonvin: Il y a le travail avec le patient simulé dont nous avons déjà parlé. Nous prévoyons aussi des leçons consacrées à la mort en deuxième année de master. Nous voulons traiter ce sujet sous de multiples facettes. Le médecin est la seule personne autorisée à déclarer la mort d’un individu. Mais que ce passe-t-il une fois cet acte terminé? Les infirmiers préparent le défunt. Le corps est ensuite pris en charge par une entreprise de pompes funèbres. Les futurs médecins doivent prendre conscience de ces différentes étapes. L’histoire d’un défunt ne s’arrête pas au moment où l’on déclare sa mort.
Nous devons aussi thématiser les différentes visions de la mort. Qu’est-ce qu’une bonne mort? Nous échangerons sur le suicide. Comment le médecin doit-il se positionner lorsqu’un patient lui annonce vouloir faire appel à Exit? Nous aborderons les aspects religieux, spirituels, etc. Inscrire cette thématique dans la grille horaire d’un cursus en médecine, c’est briser le tabou de la mort.
Luis Filgueira: Le nouveau Master sera orienté sur les médecins de famille. Or, ce sont eux qui accompagnent le plus les patients et leur famille. Il est donc important qu’ils soient en contact avec la mort, sur le plan technique, mais aussi qu’ils la traitent sous ces différents aspects.
Dans notre société toujours plus technicisée, y a-t-il urgence particulière à redonner une place à la mort dans les études de médecine?
Raphaël Bonvin: La fonction du médecin n’a fondamentalement pas changé depuis des millénaires. Que ce soit le chamane, le médecin de l’époque romaine ou le praticien aujourd’hui, la mort a toujours fait partie de cet art. Mais avec les progrès techniques, notamment l’Intelligence Artificielle, des questions se posent. Quelle sera ma place en tant que médecin ? Les ordinateurs ne peuvent pas remplacer l’humain en tout. Ce qui nous lie, c’est la relation aux patients, l’accompagnement qu’il est primordial de maintenir dans ce futur habité par l’IA. Et l’accompagnement du mourant en fait partie. Depuis toujours, la mort nous lie.
Boris Cantin: Plus que jamais, nous ne devons pas faire l’économie de la mort, car appréhender la mort, c’est appréhender la vie.
Notre expert Luis Filgueira est professeur à la Chaire d’anatomie à l’Université de Fribourg. Il dirige des recherches en anatomie clinique et biologie cellulaire, en se concentrant sur l’immunologie et les cellules souches.
Notre expert Raphaël Bonvin est professeur à la Chaire de pédagogie médicale et vice-président de la Section médecine à l’Université de Fribourg. Il s’intéresse également au mindbody et à la pleine-conscience.
Notre expert Dr Boris Cantin est médecin-adjoint et chef de service aux soins palliatifs à l’HFR. Il est spécialiste en médecine interne générale et en médecine palliative.