Dossier
Procréation post mortem ou la vie après la vie
Les progrès de la médecine sont tels qu’ils permettent aujourd’hui de procréer à partir du patrimoine germinal de personnes décédées. Une nouvelle donne qui soulève une kyrielle de questions juridiques et éthiques.
Ressusciter Lazare d’entre les morts n’était rien. Aujourd’hui, il est parfaitement envisageable techniquement d’utiliser le sperme cryoconservé d’un homme décédé pour inséminer ensuite sa veuve. Neuf mois plus tard naîtra un enfant en tout point semblable aux autres, à la différence notable, toutefois, qu’il aura été conçu illégalement, du moins en Suisse, où la loi interdit expressément d’utiliser les gamètes d’une personne après sa mort. Il ne suffit cependant pas de mettre à l’index une pratique pour clore le débat. En outrepassant les limitations imposées jusque-là par la nature, la procréation post mortem force la société à se positionner sur certaines questions éthiques et juridiques qui ne se posaient tout simplement pas auparavant. Les réponses législatives qui en découlent varient d’un pays à l’autre. Tiffaine Stegmüller, lectrice à la Faculté de droit, en a dressé le panorama dans une étude de droit comparé parue en 2018. Son but: présenter la problématique, exposer les solutions légales de différents pays et envisager la suite en Suisse.
Pas (encore?) un thème en Suisse
Chez nous, la procréation post mortem ne figure pas au sommet des préoccupations politico-médiatiques. Loin s’en faut! Tiffaine Stegmüller estime que l’autorisation récente de cryoconserver des embryons va immanquablement amener des cas devant les tribunaux: «Je m’étonne que ce point-là n’ait pas fait plus débat lors de la dernière votation populaire sur la loi sur la procréation médicalement assistée en 2016. La nouvelle loi permet de concevoir et conserver jusqu’à douze embryons pendant dix ans. On ne saurait exclure que quelqu’un se retrouvant veuf ou veuve durant ce laps de temps souhaite s’en servir plutôt que de les voir détruits purement et simplement!».
Par ailleurs, le droit en vigueur n’apparaît pas toujours d’une logique implacable: «Une veuve se verra ainsi interdire l’utilisation des embryons conçus avec son mari défunt, tandis qu’un couple pourra accueillir le sperme d’un donneur anonyme décédé. C’est un peu paradoxal!».
L’interdiction ne résout pas tout…
A l’instar de la Suisse, la France, l’Italie et l’Allemagne ont opté pour l’interdiction de la procréation post mortem. La procréation médicalement assistée y est considérée comme une solution à la stérilité d’un couple, pas comme le remède à la mort d’un conjoint. Plusieurs affaires ont pourtant défrayé la chronique, notamment celle d’une femme qui, venant de perdre son mari des suites d’un cancer, s’est battue contre la justice française pour récupérer les embryons congelés de son couple, afin de se les faire implanter en Espagne où la procréation post mortem est admise. «En France, le décès de l’homme a fait obstacle à la procréation, observe Tiffaine Stegmüller, mais il aurait été en revanche légal de faire don des embryons conçus à un autre couple. C’est là aussi un point qui prête le flanc à la critique!»
…et la légalisation soulève de nombreuses questions
Le Portugal, l’Espagne, la Belgique, les Pays-Bas, la Grèce, le Royaume-Uni et les Etats-Unis autorisent la procréation post mortem mais, le tour d’horizon de Tiffaine Stegmüller le montre bien, selon des modalités très variables d’un pays à l’autre. Au Portugal, par exemple, le transfert d’embryons post mortem est autorisé, mais pas l’insémination de sperme après la mort. En Belgique, en revanche, les deux méthodes s’inscrivent dans la légalité.
Quant aux Etats-Unis, fédéralisme oblige, une totale liberté prévaut: «La justice a autorisé une femme à prélever le sperme directement sur le corps de son défunt mari, explique Tiffaine Stegmüller. On a aussi vu le cas de parents qui ont pu conserver le sperme de leur fils décédé dans l’espoir de devenir grands-parents.» Il est par ailleurs de notoriété publique que les soldats américains déposent leur semence dans des banques de sperme avant de partir au front.
En matière de filiation, de succession et de prestations sociales, notamment en ce qui concerne l’octroi de rentes d’orphelin, tout ne semble pas réglé: «Chaque Etat développe sa législation et les solutions sont variables et marquées d’incertitudes.»
De l’utilité d’une étude en droit comparé
Qui pourrait nier que, sous l’effet des progrès de la science médicale, la législation suisse en matière de procréation post mortem ne soit un jour amenée à évoluer? Pour Tiffaine Stegmüller, cette étude de droit comparé permet d’esquisser des scénarios en s’inspirant, ou pas, des expériences étrangères: «En cas de maintien de l’interdiction, la législation suisse me paraît suffire. Si l’on souhaite au contraire autoriser la pratique, il faudrait massivement étoffer et adapter l’arsenal légal!» C’est un euphémisme, car il conviendrait notamment de définir qui peut avoir recours à la procréation post mortem: «A mon avis, il faudrait réserver ce droit au seul partenaire du défunt, afin d’éviter qu’un tiers, par exemple un parent, ne dispose à sa guise des gamètes pour avoir des petits-enfants génétiquement apparentés. En tous les cas, le consentement préalable des participant·e·s au projet parental est une condition sine qua non.»
Corollaire d’une autorisation, le législateur devrait réglementer dans les moindres détails les modalités techniques de la procréation post mortem, ainsi que ses effets: faut-il imposer un délai de deuil avant de procéder à une insémination artificielle, comme aux Pays-Bas, et/ou doit-on interdire une procréation qui surviendrait plusieurs années après le décès du conjoint? «Il en va de la sécurité juridique et même du respect de l’ordre temporel des générations. Imaginez qu’un enfant naisse 10 ans après la disparition de son père ou de sa mère! Cela pose d’importants problèmes successoraux et de filiation.»
Un débat tout sauf mortel
La mort d’un conjoint ou d’un partenaire doit-elle fatalement mettre fin au projet parental? Techniquement, avec les progrès de la science médicale, les capacités procréatives d’un être humain ne s’éteignent plus avec sa mort. On sait désormais comment conserver le sperme, les embryons et même les ovules. «C’est un changement fondamental de paradigme, conclut Tiffaine Stegmüller, une révolution qui va forcer éthiciens et politiciens à se positionner.»
La procréation post mortem n’est autre qu’une forme de procréation médicalement assistée, même s’il ne s’agit plus là de contourner un problème de stérilité, mais de pallier la mort d’un élément du couple, le plus souvent masculin.
Dans son étude, la chercheuse distingue deux cas de procréation post mortem: le premier qui relève de l’insémination artificielle (une femme est fécondée au moyen du sperme d’un défunt, qu’il soit mari, concubin ou donneur), le second qui implique le transfert chez une femme, après le décès d’une personne dont les gamètes ont été utilisés (membre du couple ou donneur), d’embryons conçus in vitro.
Notre experte Tiffaine Stegmüller est lectrice au Département de droit international et commercial de l’Université de Fribourg. Elle se passionne pour les implications juridiques de la procréation médicalement assistée. Elle est notamment l’auteure d’une étude intitulée «L’interdiction suisse de la procréation post mortem face au droit comparé» et de différents articles dans le domaine du droit de la bioéthique. En parallèle, elle prépare son barreau dans une étude lausannoise.