Recherche & Enseignement
La Suisse passe à l'open access
La recherche publique a beau être financée par la société, les publications scientifiques restent souvent inaccessibles. La Suisse veut changer la situation: elle impose petit à petit l’open access, la publication des articles de manière ouverte, et a entamé un bras de fer commercial avec les maisons d’édition. Si aucun accord n’est trouvé fin décembre 2019, les universités résilieront leurs abonnements.*
D’après vous, quels sont les domaines d’affaires les plus profitables? Ce sont le tabac, la finance et… la publication d’articles scientifiques. La maison d’édition néerlandaise Elsevier, par exemple, publie plus de 470 000 articles chaque année et affiche une marge de plus de 35%.
Cette profitabilité exceptionnelle bénéficie du nombre croissant de scientifiques, avec notamment la montée en puissance des pays tels que la Corée, le Brésil et surtout la Chine qui, depuis 2016, publient davantage d’articles que les Etats-Unis. Ensuite, la pression croissante à publier, le fameux publish or perish: faire carrière dans le milieu académique exige de publier autant que possible afin d’obtenir des financements et décrocher une place de professeur. Troisièmement, le prix des abonnements augmente régulièrement.
L’argent public nourrit les profits privés
Au final, les bibliothèques universitaires déboursent toujours davantage en abonnements – environ 5% de plus chaque année pour l’Université de Fribourg, selon Matthias Held du Service Promotion Recherche. C’est donc l’argent public qui subventionne les profits pharamineux des maisons d’édition. «Qu’une entreprise fasse du bénéfice, c’est normal. Mais cette situation, avec de telles marges, n’est pas acceptable, tranche Bernard Ries, vice-recteur de l’Université de Fribourg en charge des relations internationales, de la digitalisation et de l’interdisciplinarité. D’autant plus que ce sont les chercheuses et les chercheurs qui fournissent gratuitement une très grande partie du travail, en écrivant les articles et en les évaluant.» La société paie ainsi quatre fois: en finançant les recherches, en soutenant le temps consacré à l’écriture des articles ainsi qu’à leur peer-review, et finalement en payant les abonnements aux revues spécialisées.
Mais ce qui frustre un nombre croissant de personnes, c’est que le résultat de ce long processus reste le plus souvent inaccessible. Lire un article scientifique exige normalement d’avoir un abonnement (qui coûte de quelques centaines à quelques milliers de francs par année) ou de l’acheter à la pièce. «Ce qui a été financé par l’argent public, ici la recherche scientifique, appartient au public, assène Bernard Ries. Ces articles doivent donc être disponibles gratuitement pour tous.»
Le milieu académique a réagi en s’engageant sur deux fronts. D’abord, en développant largement l’open access, à savoir le libre accès aux publications. Ensuite, en négociant – relativement durement – avec les maisons d’édition.
La société et la science en profitent
Avec l’open access, on ne paie plus pour lire un article, mais pour le publier en ligne et le rendre disponible gratuitement pour tous. Les avantages sont multiples, énumère Bernard Ries: «La société peut directement profiter des résultats de toutes les recherches qu’elle a financées. Elle connaît mieux ce qui se fait dans les universités, ce qui augmente la transparence et favorise les liens entre science et grand public. Ensuite, les entreprises et les ONG ont accès à ces résultats scientifiques, ce qui favorise autant l’innovation technologique que l’innovation sociale.» On peut encore penser à d’autres bénéfices: les médias accèdent plus rapidement aux sources primaires d’information, ce qui leur permet d’être plus critiques face aux communiqués de presse publiés par les institutions de recher-che. Avec un meilleur accès aux résultats scientifiques, les décideurs peuvent mieux les prendre en compte lors de l’élaboration de solutions à des problèmes de société. Donc plus de faits et moins d’opinions.
L’open access profite également au monde de la recherche, note Bernard Ries. «Les articles libres circulent davantage, ce qui favorise les collaborations interdisciplinaires et internationales. Les institutions de nombreux pays n’ont pas les moyens de payer les abonnements. En permettant à leurs chercheurs d’accéder à tous les résultats scientifiques, l’open access participe à la démocratisation de la science. Il la rend plus rapide, plus efficace et atténue le gaspillage, notamment en évitant de mener des recherches inutiles, car déjà faites ailleurs.» Les chercheurs eux-mêmes en bénéficient, car une publication en open access circule davantage et sera plus souvent citée, ce qui profite à leur carrière, ajoute Michael Hengartner, président de l’Association faîtière swissuniversities.
Mieux informer
Mais la transition vers l’open access se heurte à des difficultés de taille. De nombreux chercheurs semblent encore désemparés, rapporte Bernard Ries. Ils ne connaissent par exemple pas bien les règles des différentes revues sur les questions de copyright et d’embargo, ou encore les possibilités de soutien financier pour payer les frais de publication. Il faut donc mieux les informer, souligne Matthias Held. L’Université de Fribourg organise régulièrement des campagnes d’information avec des news, des emails internes et des journées d’ateliers pratiques.
«Les retours sont globalement positifs, détaille Matthias Held. Mais certains déplorent les coûts pour publier un article en open access, sans toujours savoir que des soutiens financiers existent de la part du Fonds national suisse, du programme de recherche européen Horizon 2020, ou encore directement de l’Université de Fribourg.» Les disciplines réagissent différemment: alors que la culture de l’open access est très répandue dans les sciences physiques ou informatiques, notamment avec le partage gratuit de prépublications (preprints) sur des plateformes dédiées, les chercheurs en biomédecine ne s’y sont mis que récemment. Dans les sciences humaines, les publications se font souvent sous forme de livres ou de chapitres, ce qui soulève encore d’autres questions.
Changement de culture nécessaire
Un point crucial concerne la culture professionnelle: dans le milieu académique, une réputation se fait en grande partie par le fait de publier dans des revues prestigieuses, telles que Nature ou Science, qui fonctionnent sur le modèle de l’abonnement. «Des chercheurs à un stade avancé de carrière expriment des réticences, poursuit Matthias Held. Ils déplorent le manque de journaux en libre accès qui soient vraiment respectés dans leur discipline. Les plus jeunes expriment leur soutien à l’open access, mais ne pas tenter de publier dans une revue prestigieuse représente un risque pour leur carrière.»
Atténuer ce problème exige un changement de culture, souligne Michael Hengartner, qui est actuellement recteur de l’Université de Zurich et futur président du Conseil des EPF: «Lorsque nous recrutons des scientifiques, nous devons considérer davantage les personnes et moins leur liste de publications. Nous avons besoin de gens qui s’intègrent bien dans le système académique, qui stimulent leurs collègues. On ne peut réduire une personne à son CV.» En 2018, l’Université de Fribourg s’est engagée dans ce sens en signant la Déclaration DORA, précise Bernard Ries: «Elle souligne l’importance de ne pas se focaliser sur la renommée des revues dans lesquelles les gens publient, mais sur le contenu scientifique des articles.» Mais un tel changement de culture prend du temps, et devrait se faire dans tous les pays en même temps, sous peine de pénaliser les scientifiques des pays précurseurs, ajoute Michael Hengartner.
Bras de fer commercial
L’avancée du libre accès dépend fortement des maisons d’édition, qui rechignent encore largement à changer leur modèle d’affaires. Les avancées se font petit à petit, notamment à travers des négociations portant sur des paquets d’abonnements et de libre accès pour tout un pays. En Suisse, les pourparlers avec les trois grands éditeurs Springer Nature, Elsevier et Wiley sont menés au nom des hautes écoles helvétiques par swissuniversities. La première étape est d’assurer que les abonnements aux revues permettent aux chercheurs de Suisse de publier en open access, souligne son président Michael Hengartner. Second point: le droit de parler publiquement des contrats passés avec les éditeurs, une exigence de transparence publique.
Si aucun accord n’est trouvé d’ici le 31 décembre 2019, les abonnements ne seront pas renouvelés, annonce Michael Hengartner. En conséquence, les universités du pays n’auraient plus accès aux articles les plus récents. Mais ce bras de fer commercial peut s’avérer payant pour qui se montre patient, comme notamment l’Allemagne, qui a pu conclure des accords plus favorables après quelques mois. Ceci dit, les négociations ne feront probablement pas baisser les dépenses, tempère Michael Hengartner, car l’open access au cœur du modèle a son propre coût.
«Nous sommes totalement engagés dans l’open access», déclarait Daniel Ropers à Lausanne en juillet 2019. C’était alors le CEO du groupe Springer Nature. Reste à voir si son successeur fera suivre la parole par les actes – et rapidement. Le Fonds national suisse, qui exige depuis des années le libre accès pour les recherches qu’il finance, a clairement annoncé la couleur: son but est d’atteindre 100% de publications en open access en 2020.
* Ce texte a été rédigé début décembre, avant que la décision finale soit prise.
Le mouvement de la science ouverte
Le libre accès est un des éléments de l’open science, ou science ouverte. Ce mouvement veut rendre tout le cycle de la recherche transparent et accessible. Les scientifiques décrivent les hypothèses ou les objectifs d’une nouvelle étude sur un blog ou dans un registre public. Ils documentent leurs travaux dans des carnets publics, partagent les données qu’ils ont récoltées et les annotations de documents. Ils publient leurs résultats en ligne sous forme de preprint ou dans des revues libres d’accès, et évaluent les manuscrits de leurs collègues (peer-review) de manière publique.
Notre expert Bernard Ries est vice-recteur de l’Université de Fribourg en charge des relations internationales, de la digitalisation et de l’interdisciplinarité. Il est également professeur de mathématiques appliquées au Département d’informatique.
Notre expert Matthias Held est collaborateur scientifique au Service Promotion Recherche, où il suit notamment le dossier de l’open science.
Notre expert Michael Hengartner est président de swissuniversities, l’organisation faîtière des hautes écoles suisses. Il est recteur de l’Université de Zurich depuis six ans. Le 1er février 2020, il deviendra président du Conseil des écoles polytechniques fédérales.