Dossier

Martingale perdante à Vancouver

Durant deux ans, Claudia Dubuis a analysé la mobilisation qui a permis de faire capoter un projet de casino géant à Vancouver. Dans un livre, l’anthropologue évoque le passage d’un loisir controversé à un problème public.

Dans le milieu des jeux de hasard, on appelle cela de la déveine. A la fin des années 1990, à peine débarquée au Canada avec ses valises, son carnet de notes flambant neuf et une bonne dose de motivation, Claudia Dubuis voit son terrain s’effondrer comme un château de cartes. «Dans le cadre de ma thèse en anthropologie urbaine, j’étais censée observer les conséquences, en termes de gentrification, de la construction d’un gigantesque casino sur le front de mer de Vancouver.» Notamment son impact sur l’un des quartiers adjacents, parmi les plus pauvres de la ville, le Downtown Eastside. Or, entre le moment où la chercheuse élabore son sujet depuis la Suisse et celui où elle s’installe en Colombie-Britannique, le méga projet de maison de jeux tombe à l’eau.

«Sur place, tout le monde tombait des nues, car la construction de ce casino aux airs de mini-Las Vegas était considérée comme un done deal», se souvient la chargée de cours de l’Unifr. Heureusement pour Claudia Dubuis, un autre sujet de thèse s’est vite profilé: analyser l’énorme mobilisation (non partisane) qui a permis de faire capoter ce projet en l’espace de quelques mois seulement. Ont alors démarré près de deux ans d’enquête de terrain qui ont abouti à une soutenance de thèse en 2010, ainsi qu’à la publication en 2016 de l’ouvrage Un mouvement contre le jeu d’argent. D’un loisir controversé à un problème public (Vancouver 1994–2004), aux Editions Alphil.

Peu d’intérêt scientifique

L’anthropologue l’admet, «côté sources, il a fallu bricoler un peu pour trouver de la littérature scientifique». Alors que, de tous temps, les chercheurs se sont abondamment penchés sur le jeu, le sujet spécifique des jeux d’argent n’a, par contre, fait l’objet que de rares publications en sciences sociales. «Du moins jusqu’à récemment, lorsque la thématique de l’addiction est arrivée sur le devant de la scène, provoquant un regain d’intérêt scientifique pour les jeux d’argent.» Pourquoi ce relatif dédain des chercheurs? «Je suppose que, d’une part, la thématique était considérée comme secondaire. D’autre part, une forme de jugement moral entrait en compte: les jeux d’argent constituaient une pratique condamnable, à laquelle on n’avait pas trop envie de se frotter.» Entretemps, dans un contexte de multiplication des jeux de hasard en ligne et de vifs débats sur la notion d’addiction, le sujet de thèse de Claudia Dubuis a pris une importance nouvelle. D’autant que ce travail rend visible un corpus de littérature scientifique anglo-saxonne particulièrement méconnu dans les pays francophones. Rappelons que la Suisse n’échappe pas à ces débats sociétaux: la campagne en vue de la votation du 10 juin 2018 portant sur la nouvelle loi fédérale sur les jeux d’argent en est l’exemple le plus récent (voir encadré).

Petits casinos contre grand casino

«Lorsque j’ai attaqué mon terrain à Vancouver, l’une de mes hypothèses de départ a rapidement volé en éclats: les opposants à la construction du Casino Mirage n’étaient pas majoritairement issus d’une droite chrétienne et conservatrice, comme semblaient l’affirmer les très rares articles portant sur les mobilisations contre le jeu d’argent à l’époque.» La chercheuse a identifié trois groupes d’acteurs particulièrement mobilisés. Les premiers étaient les petits casinos. «La région du Grand Vancouver en comptait une dizaine à l’époque de l’enquête.» Ces établissements étaient soumis à des règles strictes: versement d’une partie de leurs gains à la communauté, interdiction de vendre de l’alcool, interdiction de comporter des distributeurs automatiques de billets, etc. «Le premier combat s’est donc tenu à l’intérieur même du monde des jeux d’argent, à savoir petits casinos contre grand casino.» Par ricochet, les associations à qui les gains de ces petits casinos étaient partiellement reversés sont, elles aussi, entrées dans la lutte par peur de voir cette manne tarir. «Le deuxième groupe d’opposants était composé d’associations actives dans le Downtown Eastside, à savoir des organisations soucieuses d’éviter la gentrification de ce quartier.» Ces organisations étaient «particulièrement bien organisées et visibles», précise Claudia Dubuis. Troisième détracteur du méga casino? «Les militants regroupés sous l’appellation CAGE (Citizens Against Gambling Expansion), dont le principal cheval de bataille était d’éviter l’expansion du jeu d’argent dans la province.» Comme l’a découvert la chercheuse, les groupes qui sont parvenus à interpeller l’opinion publique et à tuer dans l’œuf le projet de nouveau casino présentaient des profils très diversifiés. «Ils avaient néanmoins un point commun: la plupart de leurs membres étaient au bénéfice d’une expérience politique ou associative préalable, allant dans le sens d’un engagement en faveur de la préservation de la qualité de vie.» L’observatrice estime que c’est justement cette expérience préalable qui a permis la large mobilisation – et le succès – des militants.

 

 

 

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Cluedo?, d’Anthony Pratt, John Waddington Ltd., Grande-Bretagne, 1949

Mademoiselle Joséphine Rose dans la bibliothèque avec le chandelier? Ou peut-être le Colonel Michael Moutarde avec une corde dans la cuisine? Cluedo (prononcé Klou-do) est le plus célèbre jeu de société déductif et probablement le 2e jeu le plus populaire au monde. Anthony Pratt et sa femme Elva l’ont inventé à Birmingham en 1943. Le concept vient de l’amour de Pratt pour le polar, en particulier pour les ouvrages de Raymond Chandler et Edgar Wallace, ainsi que des jeux de type «meurtre et mystère» organisés dans les hôtels de pays où il voyageait pour donner des concerts de piano. Initialement appelé Murder!, il a été breveté en 1947 et publié en 1949 par Waddington sous le nom de Cluedo, une combinaison de clue (indice en anglais) et ludo (je joue en latin). Cluedo est devenu un succès international, avec plus de 150 millions d’exemplaires vendus dans 23 pays. Le jeu a aussi inspiré un film, une pièce de théâtre et une série télévisée.

Eviter l’expansion plutôt qu’interdire

«Ce qui est particulièrement intéressant du point de vue de l’anthropologie sociale, c’est que les opposants sont parvenus à faire des jeux d’argent un problème public. Ce n’est qu’à travers leur combat que la population a pris conscience de l’ampleur de ces jeux aussi bien dans la région que dans l’ensemble de l’Amérique du Nord.» Acculé, le gouvernement de la province n’a d’ailleurs pas eu d’autre choix que d’interdire la concrétisation du casino projeté par Mirage, un groupe basé à Las Vegas.

Autre constatation: les mouvements de contestation ne visaient pas tant à mettre fin aux jeux d’argent qu’à en éviter l’expansion. Une position qui permettait de conserver la pratique des jeux d’argent comme génératrice de fonds pour la communauté, donc de maintenir son utilité publique. «J’avoue que cet aspect assez paradoxal du jeu d’argent, que l’on retrouve d’ailleurs en Suisse, continue à m’étonner!» La Loterie Romande, par exemple, distribue l’intégralité de ses bénéfices à l’utilité publique via des organes de répartition indépendants.

Ce paradoxe, Claudia Dubuis a eu l’occasion d’y goûter en immersion. «Durant mon terrain canadien, j’ai pris part à quelques casino nights.» Ces évènements, qui n’existent plus aujourd’hui, prévoyaient que les associations bénéficiant du coup de pouce financier des petits casinos leur envoient des bénévoles. Cela assurait une bonne image aux établissements de jeu, plutôt mal perçus en dépit de leur apport financier. «Durant toute une soirée, j’ai fait des allers-retours entre les tables de jeux et le safe d’un casino, chargée de liasses de billets et escortée par deux malabars», raconte l’anthropologue. Une expérience «assez improbable».

 

 

Une histoire agitée en Suisse aussi

Dans une notice rédigée pour le compte du site www.sos-jeu.ch, Claudia Dubuis rappelle que l’opposition aux jeux d’argent ne s’est pas manifestée uniquement dans les pays anglo-saxons. En Suisse, les jeux d’argent et de hasard ont été régulés pour la première fois en 1874, après des débats à l’Assemblée fédérale: un article constitutionnel interdit alors les maisons de jeu. Suite à des initiatives populaires, cette interdiction sera successivement levée (entre 1924 et 1928), puis reconduite avec quelques exceptions. En 1923, c’est au tour des paris et loteries de faire l’objet d’un tour de vis légal; avec l’introduction de la LLP, seules les loteries à but d’utilité publique ou de bienfaisance restent tolérées.

Il faut attendre 1993 pour que les citoyens suisses se prononcent – à plus de 70% – en faveur de la libéralisation des jeux de hasard et d’argent, dans le but de combler les déficits des caisses de pension et de retraite. Avec la nouvelle loi sur les maisons de jeu, qui entre en vigueur en 2000, une vingtaine de casinos peuvent être créés sur le territoire helvétique, ce qui correspond à l’une des plus fortes densités de casinos par habitant en comparaison internationale. En 2012, une nouvelle votation populaire consacre pour sa part les bénéfices des loteries à la seule utilité publique et l’impôt prélevé auprès des casinos à l’AVS. Le scrutin le plus récent date du 10 juin 2018, lorsque les Suisses ont accepté à quelque 73% la révision de la loi fédérale sur les jeux d’argent. Le texte, qui donne notamment aux loteries la possibilité d’offrir de nouvelles formes de paris sportifs et autorise les casinos à proposer des offres en ligne, est entré en vigueur en 2019.

Notre experte Claudia Dubuis est titulaire d’un doctorat en anthropologie de l’Université de Neuchâtel. En 2010, elle a soutenu une thèse tirée d’un terrain de deux ans à Vancouver (Canada). Ce travail sur la mobilisation contre le jeu d’argent a fait l’objet d’une publication aux Editions Alphil en 2016. A noter que durant le semestre d’automne 2019, Claudia Dubuis a dispensé un cours intitulé «Comment expliquer le comportement humain? L’anthropologie face aux neurosciences» à l’Unifr.

claudia.dubuis@unifr.ch