Dossier
«L’amitié est indispensable au bon fonctionnement de la société»
Aristote classait l’amitié selon trois formes. Mais, surtout, le philosophe grec l’imbriquait complètement dans sa vision éthique et politique. Des théories qui, remises en contexte, sont plus pertinentes que jamais, selon la chercheuse Maude Ouellette-Dubé.
Sandra et Julie sont amies depuis sept ans. Plus précisément, depuis qu’elles ont fait connaissance lors d’un stage de grimpe dans les Dolomites. Les deux sportives se donnent régulièrement rendez-vous au pied d’une falaise rocheuse ou dans une salle d’escalade. Souvent, elles récompensent leurs efforts physiques communs en allant boire une bière, voire en s’offrant un ciné ou un concert. Mais voilà qu’un jour, Julie annonce à sa copine que pour elle, la grimpe, c’est fini: un pépin de santé récurrent l’oblige à renoncer définitivement à cette activité. Après la déception vient le réconfort: c’est sûr, les deux amies continueront à se voir, que ce soit pour aller randonner, manger au restaurant ou simplement papoter. Les semaines passent, les jeunes femmes ne se donnent pas rendez-vous. Fréquents au début, leurs échanges de textos deviennent de plus en plus sporadiques. Pas si amies que ça, finalement, Sandra et Julie?
Pas si vite, dirait Aristote. Selon le célèbre philosophe grec (384–322 avant notre ère), il existe différentes formes d’amitié. Celle liant Sandra et Julie fait partie «du premier type d’amitié, celle motivée par l’intérêt», rapporte Maude Ouellette-Dubé, assistante-diplômée en éthique et philosophie politique à l’Unifr. Tout comme celle du deuxième type (l’amitié par plaisir), l’amitié par intérêt «est accidentelle, c’est-à-dire qu’elle est basée sur un événement de la vie et non pas sur le lien entre deux personnes ‹pour ce qu’elles sont›». Dans une relation utilitaire, «les ami·es ont besoin l’un·e de l’autre pour une raison particulière et, logiquement, si cette raison n’est plus d’actualité, l’amitié se dissout». Dans le cas de Sandra et Julie, l’amitié était cimentée par une activité commune. «Chez les seniors, on rencontre souvent des amitiés utilitaires portées par un besoin de sécurité, de réconfort, de soutien et/ou de compagnie.»
Le travail de toute une vie
Maude Ouellette-Dubé relève qu’Aristote ne portait pas un jugement négatif sur l’amitié par intérêt. Reste qu’il considérait ce type comme doté de la moins grande valeur. Un cran au-dessus dans l’échelle du philosophe antique se trouve l’amitié par plaisir, celle qui, comme son nom l’indique, lie des personnes souhaitant profiter d’instants de bonheur à plusieurs. «Les adolescents, toujours à la recherche de nouveaux types de plaisir, sont particulièrement adeptes de ce genre d’amitiés très fluctuantes.» Et de préciser que, comme dans le cas de l’amitié utilitaire, l’amitié par plaisir aura tendance à se dissoudre aussitôt que le but n’est plus rempli.
Parallèlement à ces deux sortes d’amitiés dites accidentelles, Aristote évoque une troisième forme, qu’il considère comme ayant le plus de valeur: l’amitié achevée ou accomplie. «Ce type d’amitié lie deux personnes qui s’apprécient pour ce qu’elles sont», souligne la philosophe. A l’inverse des amitiés par intérêt ou par plaisir, l’amitié accomplie «se construit sur la durée, demande d’apprendre à bien connaître l’autre». Maude Ouellette-Dubé poursuit: «On rentre ici dans une vision de l’amitié très éthique: l’amitié achevée, c’est celle au sein de laquelle les partenaires sont égaux et s’aident à s’épanouir réciproquement.» Or, selon Aristote, «tendre vers la vertu, c’est le travail de toute une vie». Sans surprise, autant de temps et d’engagement ont pour finalité qu’on ne développe généralement une amitié de ce type qu’avec une poignée de personnes au cours de l’existence.
Amitié universelle
De tous temps, les philosophes se sont intéressés à l’amitié, rapporte la chercheuse. Dans le cas d’Aristote, deux chapitres de sa fameuse œuvre Ethique à Nicomaque y sont même dédiés. «Il s’agissait, en quelque sorte, d’une réponse – sous forme de clin d’œil – au Lysis (Sur l’amitié) de Platon, avec lequel il avait des désaccords.» Ce qui est particulièrement intéressant chez Aristote, et qui a largement marqué l’histoire de la pensée sur l’amitié, «est le fait qu’il l’imbrique complètement dans sa vision éthique et politique». Selon le philosophe, «les relations d’amitié précèdent les relations de justice, voire leur servent de socle». Au sens le plus large, l’amitié est donc perçue comme la relation entre tous les citoyen·nes, «du moins si l’on part du principe qu’une société est constituée de personnes bienveillantes, désireuses de collaborer et de se faire confiance».
Aristote va encore plus loin, ouvrant la porte à une amitié qui pourrait s’étendre «à la race humaine au complet», donc une amitié «qui serait la règle», même si elle se segmente en divers degrés. Et, comme toute règle, celle-ci comporte des exceptions. Parmi elles, on peut citer le cas «des vilains, des bandits et, de façon générale, des gens qui se sont exclus de la communauté et vivent selon d’autres lois, dictées, par exemple, par la peur». Ou encore des psychopathes, «avec lesquels il n’est pas possible d’être ami·e en raison de leur incapacité à être bienveillant·e». Car la bienveillance, c’est le fil rouge qui sous-tend l’amitié selon Aristote. «Et selon la plupart des autres grands courants de pensée à travers les âges, de celle de Mencius à celle de David Hume.»
Plus pertinente que jamais
Maude Ouellette-Dubé en est convaincue, la vision de l’amitié, telle que décrite par Aristote, a conservé sa pertinence au fil des siècles. «A condition, bien sûr, de faire abstraction du contexte dans lequel ces théories ont été écrites, à savoir une époque où les femmes étaient considérées comme inférieures et l’esclavagisme comme justifié.» Donc où les seules amitiés dignes d’intérêt étaient celles qui liaient les hommes.
La chercheuse fait remarquer que, à l’ère contemporaine, les catégories décrites par le philosophe antique apportent un éclairage intéressant sur les nouvelles formes de relations entre individus. «Prenez l’exemple des relations hommes-femmes: on s’écarte tout gentiment du modèle traditionnel judéo-chrétien, selon lequel la relation conjugale doit forcément tendre vers une relation amicale accomplie.» A l’inverse, «on commence à trouver acceptable qu’elle se base sur une amitié utilitaire, par exemple dans le but d’avoir des enfants ou de ne pas être seul, et que les amitiés accomplies se bâtissent ailleurs». Plus pertinente encore, tout particulièrement dans un pays semi-démocratique comme la Suisse, «la vision d’Aristote nous rappelle que l’amitié est indispensable au bon fonctionnement de la société».
Les animaux sont-ils nos amis?
Un adage veut que l’animal soit le meilleur ami de l’homme. Vraiment? Maude Ouellette-Dubé a été mandatée – dans le cadre de la publication d’une collection en éthique animale – pour se pencher sur la possibilité d’amitié avec certains animaux. Pour ce faire, elle a repris la vision d’Aristote «selon laquelle l’amitié et la réciprocité sont indissociables». D’entrée de jeu, on se heurte à un double problème, puisqu’il existe «une relation de dépendance de l’animal envers l’homme et qu’il n’est pas possible pour l’animal de se retirer de la relation d’‹amitié›». Donc, en l’état, «les conditions ne sont, à mon avis, pas réunies pour que cette réciprocité puisse exister, sauf éventuellement avec les chats».
Mais, au fond, pourquoi cette réflexion est-elle importante? «Actuellement, la question de l’exploitation des animaux fait couler beaucoup d’encre; or, en assimilant notre rapport aux animaux à de l’amitié, on peut facilement camoufler la nature asymétrique de ce rapport.» Selon la chercheuse, une amitié entre hommes et animaux n’est pas complètement exclue. Mais pour ce faire, «il faudrait sortir de cette asymétrie, ainsi que du lien de pouvoir». Bref, repenser fondamentalement le type d’attentes que nous avons envers les animaux: «Est-il acceptable qu’un cheval refuse d’être monté ou un chien d’obéir? Voilà les questions que nous devons nous poser.»
Notre experte Maude Ouellette-Dubé est assistante-diplômée en éthique et philosophie politique à l’Unifr. Originaire de Mirabel au Québec, elle a étudié la philosophie à l’Université McGill (Montréal) et à l’Université de Genève. Ses recherches portent principalement sur l’attention, les émotions et l’éthique.