Dossier
L’amitié face au handicap
Généralement considérée comme universelle, l’amitié se heurte à la notion de handicap. Il est grand temps de repenser cette valeur et le contexte socio-culturel qui l’entoure.
L’amitié est universelle et représente une valeur essentielle pour le développement humain. Cependant, lorsque le discours sur l’amitié concerne des personnes handicapées, la discussion laisse souvent perplexe. Parmi d’autres, deux raisons majeures expliquent cette réalité: premièrement, les personnes handicapées sont exclues des modes ordinaires de participation à l’amitié. Deuxièmement, leur présence remet en question non seulement les façons établies de penser l’amitié, mais critique fortement le système de pensée dominant concernant la validité des relations personnelles, y compris l’idée de «l’autre». Les perspectives sur l’amitié avec les personnes handicapées sont donc polarisées, entre ceux qui sont plutôt réticents à l’égard de cette structure de la philia et ceux qui pensent que l’amitié avec les personnes handicapées est une réelle possibilité.
Des chiffres
Bien que l’inclusion et la participation des personnes handicapées dans la société aient évolué ces dernières années grâce à l’activisme social et aux initiatives en faveur des droits civils, un changement complet des attitudes socioculturelles, dû aux conditions corporelles (physiques) des personnes handicapées, n’est pas encore vraiment réalisé. La recherche sur l’amitié SENSE (International Disability Alliance) a démontré que les personnes handicapées manquent toujours d’amitié. Un questionnaire, auquel 1004 personnes souffrant de divers handicaps ont participé, a révélé que 53 % d’entre elles se sentent seules; que 23 % disent se sentir assez ou très seules au cours d’une journée normale et que 6 % n’ont aucun ami. En outre, les avancées importantes qui ont été réalisées au cours des dernières décennies en vue de l’émancipation des personnes handicapées ont montré qu’il y a toujours un manque d’interprétation cohérente et qu’il existe des compréhensions inadéquates de l’inclusion. Ces deux constats indiquent que les personnes affectées d’une déficience de développement souffrent de solitude, de stress et de dépression généralisés (Amado, 1993; Cushing, 2010; Lunsky, 2006). Les résultats ont également révélé que les relations avec les personnes handicapées sont représentées comme des formes de charité et de sacrifice, plutôt que comme de véritables relations personnelles et d’auto-transformation entre humains (Cushing, 2003; Reinders, 2000).
Repenser les bases
Non seulement le discours sur l’amitié impliquant des personnes handicapées «complique» les discussions courantes sur l’amitié, mais la raison pour laquelle les personnes handicapées n’ont pas d’amis s’enchevêtre dans des réalités anthropologiques et sociales plus profondes. En effet, les personnes handicapées ou, plus précisément, les personnes souffrant d’une déficience intellectuelle ou d’une déficience intellectuelle profonde, présentent souvent une forte critique de la validité des relations d’amitié traditionnelles et du système de pensée socioculturel. Par conséquent, la réalité de l’amitié avec les personnes handicapées exige en premier lieu de repenser l’anthropologie qui sous-tend le caractère interdépendant de l’amitié. En d’autres termes: si, premièrement, toutes les personnes ont une valeur et une importance anthropologiques égales et, deuxièmement, l’amitié a une application morale universelle, pour quelle raison les personnes handicapées physiques ou présentant une déficience intellectuelle n’ont-elles toujours pas la possibilité d’accéder à l’amitié de manière égale?
Les raisons sont nombreuses, mais la plus courante vise les attitudes socioculturelles qui, historiquement, limitent les personnes handicapées sur le plan relationnel, les rendant vulnérables et dépendantes. Cependant, plusieurs études sur l’amitié et le handicap ont examiné la possibilité de nouer une amitié entre des personnes handicapées et entre des personnes avec et sans handicap. Les programmes communautaires ont permis de telles communications et ont montré une richesse possible de relations asymétriques. Elles ont aussi remis en question le cadre théorique de ce phénomène particulier (e.g. Callus, 2017; Chappell, 1994; Cushing, 2003; Grieg, 2015; Knox & Hickson, 2001; Pockney, 2006; Reimer, 2009).
Une relation d’égal·e à égal·e
De telles relations vont au-delà des attitudes de charité et de pitié. Elles offrent la possibilité de développer une véritable philia, basée sur la reconnaissance de l’interdépendance mutuelle, de la vulnérabilité et de l’acceptation de son véritable soi. Les perspectives pratiques d’un tel raisonnement ont également été mises en évidence au cours de ma recherche doctorale. En 2016, j’ai interviewé des personnes handicapées et des personnes sans handicap qui sont amies depuis un certain temps dans différentes communautés de L’Arche en Angleterre, en France et en Suisse. Lorsqu’on leur demande de caractériser leur relation d’amitié, plusieurs d’entre elles répondent: «Cette amitié était un endroit où je pouvais me sentir bien, un endroit où je pouvais être vulnérable; elle m’a aidé à découvrir que les gens pouvaient être mes amis pour des raisons qui n’étaient pas l’intérêt mutuel et les forces mutuelles, donc cette amitié m’a amené à m’aimer avec mes faiblesses et mes imperfections et à être heureux avec cela.»
Une analyse plus approfondie de ces réponses souligne quelques points clés concernant la complexité des idées associées à la notion de ce type d’amitié. Tout d’abord, elle est qualifiée d’inhabituelle ou hors contexte: une relation entre une personne handicapée et une personne non handicapée, caractérisée par une reconnaissance de la vulnérabilité et de la dépendance. Deuxièmement, la vulnérabilité d’une personne handicapée peut éventuellement interpeller une personne non handicapée et vice versa, exposant sa vulnérabilité au grand jour. Troisièmement, la condition de l’amitié est décrite en des termes tels que vulnérabilité, faiblesse et imperfection. Enfin, le fait de considérer la vulnérabilité et la faiblesse comme partie de leur condition humaine et de leur relation d’amitié n’empêche pas celle-ci de s’épanouir.
Alors comment ce cadre de relation d’amitié asymétrique affecte-t-il le compte rendu général de la pensée sur l’amitié? L’appartenance interdépendante en tant qu’amis·es ne signifie pas être asservi, possédé ou immergé par l’amitié. L’ami·e découvre en l’autre sa propre potentialité humaine et relationnelle actualisée, devenant qui il est vraiment en étant accepté par cet ami·e. Les ami·es sont des personnes inégales ou différentes qui, ensemble, procèdent à l’actualisation de la communauté d’amitié. Les dispositions des ami·es à accepter la vulnérabilité et la différence de chacun·e ne constituent pas seulement une relation de participation interdépendante, mais elles créent une unité interdépendante, et non un asservissement par l’obligation morale de chacun·e envers l’autre. Le fait d’être ensemble ne renvoie pas seulement à la signification de l’amitié en tant qu’anthropologie relationnelle de la participation interdépendante, mais constitue une possibilité d’unité double où chaque personne reste elle-même par rapport à l’autre.
Notre experte Martina Vuk est chercheuse postdoctorale à l’Institut interdisciplinaire d’éthique et des droits de l’homme, et collaboratrice scientifique à la Faculté de théologie de l’Unifr. Elle a terminé sa thèse doctorale intitulée «Reconsidering Disability, Friendship and Otherness – Theological and Ethical Perspectives» à l’Université de Fribourg en 2019. Ses intérêts de recherche comprennent la vulnérabilité, le handicap, l’amitié et la robotique. Elle a étudié ces sujets avec des experts de Belgique, du Canada, d’Aberdeen (USA) et de Fribourg. Son projet de recherche postdoctorale est parrainé par le Fonds National Suisse de la recherche scientifique (FNS).