Interview
«La masculinisation de la langue a des conséquences pour toute la société»
Pour la grammaire, le masculin peut inclure les femmes. Mais les recherches du psycholinguiste Pascal Gygax montrent que notre cerveau ne l’interprète pas ainsi. Dans son livre Le cerveau pense-t-il au masculin?, il soutient que la langue peut – et doit – évoluer, afin de rééquilibrer une société encore bien trop centrée sur les hommes.
Un livre sur la langue inclusive. Vous ne craignez pas le débat!
C’est vrai, le thème est très chaud. Une motion a été récemment déposée au Parlement pour interdire la langue inclusive dans l’Administration fédérale. Certaines personnes ne veulent même pas entendre les arguments sur ce thème: lorsque j’ai été invité à présenter mes travaux au sein d’un Conseil communal, deux factions politiques ont quitté la salle avant que je prenne la parole. A une autre occasion, un homme politique m’a dit ne pas vouloir assister à ma présentation, car il savait «déjà tout sur ces questions». Je l’ai prié de rejoindre mon équipe, car nous, nous ne savons pas tout (rires)!
«Pourquoi tant de haine?», vous demandez-vous dans votre livre. La réponse?
La langue fait partie de notre identité et constitue une pratique quotidienne. Des études ont montré une corrélation entre le fait de se dire opposé à la langue inclusive et ne pas reconnaître facilement des formulations misogynes, être d’accord avec des affirmations sexistes ou encore accepter les inégalités de la société d’aujourd’hui.
Le refus de la langue inclusive nous définit donc comme sexistes? Une telle affirmation risque de braquer les opinions encore plus …
C’est possible, en effet. Mais le but du livre est moins de convaincre que d’amener dans le débat des arguments factuels issus de recherches en psychologie, linguistique et histoire. Les gens seront alors en mesure d’en débattre en se basant sur les mêmes informations, plutôt que d’exprimer des opinions peu ou pas documentées comme c’est encore souvent le cas.
Vous soulignez que la place dominante, occupée par les hommes dans la société, se reflète dans la langue, notamment à travers le masculin.
Oui, et ceci de trois manières. D’abord, le masculin «l’emporte» sur le féminin lors de l’accord, comme dans «les verres et les tasses sont nettoyés», et ceci même s’il n’y a qu’un seul verre et cent tasses! On entend souvent dire qu’il s’agirait d’une règle absolue, mais d’autres règles ont existé. L’accord de proximité, qui était pratiqué jusqu’au XVIIe siècle, est d’ailleurs toujours vivant lorsque nous disons «certaines étudiantes et étudiants». On utilisait aussi l’accord de majorité, c’est-à-dire avec le plus grand nombre, comme «le maître et les écolières sont sorties» ou encore celui du choix qui se base sur l’élément jugé comme le plus important («les pays et les villes voisins»). La règle de l’accord systématique au masculin en est probablement issue: un grammairien du XVIIIe siècle affirmait pour le justifier que «le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle». Au moins, c’est clair!
Et les autres cas?
Les paires, ou binômes, placent systématiquement l’homme d’abord – on dit «mari et femme», «Adam et Eve», «Tristan et Iseult», avec comme seule exception les salutations telles que «Mesdames et Messieurs». Et finalement, bien sûr, l’interprétation générique du masculin, qui décrète que le masculin peut inclure les femmes, comme dans «les participants» ou «profession: plombier». La grammaire lui attribue ce sens, mais nous avons de la peine à le comprendre ainsi.
Vos études ont en effet montré que nous interprétons le masculin non pas comme générique, mais comme se référant aux hommes. Comment avez-vous procédé?
Dans nos premières recherches, nous avons demandé de juger si une phrase qui inclut une forme masculine (comme «Les chanteurs sortirent du bâtiment.») est compatible avec une autre qui indique la présence de femmes dans le groupe («Une des femmes avait un parapluie.») ou d’hommes («Un des hommes …»). Les réponses des personnes interrogées étaient très différentes dans les deux cas, ce qui montre que le masculin pose clairement une difficulté de compréhension lorsqu’il est censé inclure les femmes. Nous ne nous attendions pas du tout à ce résultat, et nous avons réalisé de nombreuses expériences additionnelles pour le vérifier et l’affiner. Ces résultats négatifs se sont accumulés et, combinés avec d’autres études réalisées ailleurs, démontrent clairement que nous n’interprétons pas, ou très difficilement, le masculin comme incluant les femmes.
Avec quelles conséquences?
La langue influence fortement notre manière de voir le monde, de penser et d’agir, et le fait que la langue a été masculinisée a des conséquences importantes pour toute la société. On peut notamment penser aux choix de carrières. Les filles grandissent dans un environnement fortement androcentré, c’est-à-dire qui donne une place dominante à l’homme. Non seulement les œuvres de fiction et le médias parlent majoritairement d’hommes, mais la langue décrit l’écrasante majorité des professions au masculin. Des études montrent que, dans ce cas, elles se sentent moins concernées et, c’est important, moins compétentes que si l’on utilise une double formulation telle que «politicienne ou politicien». Cela crée un cercle vicieux: l’androcentrisme de la société mène à une langue qui favorise le masculin; celle-ci exclut les femmes – entre autres –, ce qui consolide encore davantage la place dominante des hommes.
Que faire pour rétablir une langue plus équilibrée?
Les possibilités sont nombreuses. On peut utiliser le passif ou la substitution par le groupe («l’équipe de recherche» pour «les chercheurs»), utiliser des termes épicènes («les scientifiques») ou encore les doublets («les chercheuses et les chercheurs»), sans oublier une forme contractée d’un doublet («les checheur·ses»). On peut encore choisir l’accord de proximité, très facile à appliquer, ou mentionner les femmes avant les hommes.
Vous dites préférer le terme de langue «non exclusive» plutôt qu’«inclusive». Pourquoi?
En favorisant le masculin, la langue n’exclut pas seulement les femmes, mais aussi les personnes qui ne s’identifient à aucun des deux pôles de genre. Je parle aussi de «démasculiniser» la langue, car cela rappelle le fait qu’elle a été masculinisée, et de la «reféminiser», car certains féminins en ont été sciemment supprimés.
Que pensez-vous de l’utilisation du féminin générique?
Il est intéressant, déjà simplement parce qu’il rend plus visible l’effet du masculin aux yeux des hommes, qui d’habitude en sont peu conscients. En 2018, l’Université de Neuchâtel a formulé ses statuts en utilisant uniquement le féminin, notant que ce dernier doit être compris dans un sens générique. Cela a fait baisser les réticences exprimées face au doublet qui, j’imagine, est soudainement paru bien plus acceptable à certaines personnes que ce féminin dominant …
La langue inclusive est souvent décriée comme fautive, inélégante et politisée. Que répondez-vous?
Il faut d’abord rappeler que certaines tournures de la langue inclusive ont toujours existé, comme les doublets. Ensuite, que la langue française a été fortement masculinisée au XVIIe siècle, avec la disparition de métiers déclinés au féminin, tels que «poétesse» ou «autrice», reflétant des positions politiques qui voulaient placer la femme au foyer. Cela montre que la langue actuelle n’est, en fait, pas neutre: elle a toujours été politique, d’ailleurs ni plus ni moins que la langue inclusive. Toute langue évolue constamment, et c’est davantage son usage concret qui la modifie que les décisions d’une institution telle que l’Académie française. Le mandat de cette dernière, d’ailleurs, concerne le vocabulaire et non pas la grammaire française, celle-ci étant encadrée essentiellement par l’ouvrage «Le bon usage» qui est mis à jour par la famille Grevisse sans disposer d’un statut officiel. Par exemple, c’est par la pratique que les anglophones ont récemment réhabilité l’usage du «they» au singulier pour signifier une personne dont on ne connaît pas le genre, qui avait disparu au XIXe siècle. Et la population suédoise dit accepter de plus en plus le prénom indéterminé «hen», apparu suite à son utilisation dans un livre pour enfants paru en 2012. C’est l’usage d’une langue qui la fait évoluer, pas les institutions.
Le débat tourne souvent sur la forme contractée, telle que les étudiant·es ou die Student*innen.
Oui, on reproche par exemple au point médian de poser des difficultés aux personnes dyslexiques. Mais l’argument semble peu crédible au vu des règles orthographiques très difficiles qu’il faudrait alors simplifier en priorité. Cette focalisation est dommage, car le français possède tous les outils pour être pratiqué de manière non exclusive, avec ou sans forme contractée.
D’autres disent que la langue inclusive n’est pas la question d’égalité la plus urgente …
Je l’entends parfois et je demande alors ce qu’il faut faire en priorité … Un homme m’a répondu: «l’égalité salariale». Fort bien! Je lui ai donc proposé d’aller avec lui aux ressources humaines pour demander une baisse de rémunération qui permettrait de rétablir un peu l’équilibre salarial (rires)! Sérieusement: aucune mesure individuelle ne va révolutionner les rapports entre les sexes. Il faut travailler sur de nombreux fronts.
Pourquoi avoir publié ce livre maintenant?
Cela fait plusieurs années que je m’implique dans la médiation scientifique. Je donne des conférences – elles ont touché autour de 5000 personnes –, écris des articles dans les journaux, participe à des débats. Avec mon collègue, Pascal Wagner-Egger, il nous a paru important de sortir de notre bulle académique, de redonner à la société. Les éditions Le Robert voulaient faire un livre sur la langue inclusive, un thème très débattu. Il y a beaucoup de linguistes en France, mais les responsables voulaient une perspective issue de la psychologie. Je suis l’un des rares psycholinguistes à travailler sur la langue française et j’ai été contacté. Le but du livre est d’amener un discours scientifique dans un débat parfois houleux et souvent mal documenté.
Le Robert est connu pour ses dictionnaires de référence. Est-il vraiment ouvert aux changements proposés par la langue inclusive?
Je pense que oui. Mon livre paraît dans une nouvelle collection qui a justement été lancée pour débattre des évolutions de la langue.
Avec ce livre, vous faites un peu de politique …
Les résultats de mes expériences sont allés dans un sens, ils auraient pu aller dans un autre et j’aurais probablement aussi écrit un livre. Mais oui, publier un livre peut représenter un acte politique.
La recherche ne devrait-elle pas rester neutre?
La manière dont nous menons nos expériences suit la méthode scientifique, qui tend à être objective. Mais le choix de ce que l’on va étudier et ce qu’on fait des résultats possède une composante politique, c’est clair. On reproche parfois à la langue inclusive d’être idéologique, mais il s’agit avant tout d’une réaction contre un status quo qui n’est pas neutre, mais le produit d’idéologies, et notamment de la vision androcentrée de la société. En pratiquant une langue moins exclusive, nous pouvons toutes et tous contribuer à faire évoluer la situation.
Pascal Gygax co-dirige l’équipe de psycho-linguistique et psychologie sociale appliquée de l’Unifr. Au bénéfice d’une thèse de doctorat en psychologie expérimentale de l’Université de Sussex (Angleterre) et d’une thèse d’habilitation de l’Université de Fribourg, il travaille principalement sur la manière dont notre cerveau traite la marque grammaticale masculine et sur l’impact social et cognitif de formes dites inclusives. Pascal Gygax intervient régulièrement dans les médias, lorsqu’il est question de langage inclusifou de féminisation du langage. Son livre Le cerveau pense-t-il au masculin? vient de paraître aux Editions Le Robert.