Dossier
Prier, c’est rester avec un ami
La prière n’est pas un acte ponctuel ou un moment à prendre, mais un dialogue continu avec Dieu. C’est la vie tout entière qui doit être vécue comme une prière.
Dans son célèbre livre Das Gebet. Eine religionsgeschichtliche und religionspsychologische Untersuchung (1918), l’érudit des religions Friedrich Heiler appelle la prière «le cœur et le centre de toute religion. Ce n’est pas dans les dogmes et les institutions, pas dans les rites et les idéaux éthiques, mais dans la prière que nous saisissons la vie religieuse réelle». Il le prouve par des citations de théologiens et de mystiques de différentes religions, mais aussi par les mots de Ludwig Feuerbach, le plus radical des critiques de la religion: «L’essence la plus profonde de la religion est révélée par l’acte le plus simple de la religion – la prière.» Même à l’«époque séculière», la prière est inscrite dans le cœur de l’homme.
Nous vivons à une époque où des membres de différentes religions coexistent dans la même société. Dans le quartier, mais aussi sur le lieu de travail, dans les établissements d’enseignement et dans les médias, nous sommes confronté·es à des personnes, des formes de prière et des valeurs d’autres religions. Et nous avons appris à respecter ce qui est vrai, beau et sacré en elles. Cela n’a pas toujours été le cas. Lorsque les Espagnols ont conquis le Mexique en 1521, les missionnaires ne comprenaient guère l’œuvre de Dieu dans la religion aztèque. Et pourtant, les Indiens priaient aussi avec ces belles paroles:
«Dans le ciel tu habites.
Tu tiens la montagne.
Anahuac (= le monde) est entre tes mains.
On t’entend, invoque et vénère partout.
On cherche partout ton honneur et ta gloire.
Dans le ciel tu habites.
Tu tiens la montagne.
Anahuac est entre tes mains.»
La prière: dialogue avec Dieu
Parmi les règles générales de conduite des peuples indiens, on trouve ce conseil: «Levez-vous avec le soleil pour prier. Priez seul. Priez souvent. Le Grand Esprit t’écoutera si tu ne fais que parler.» Il en découle une compréhension de la prière telle qu’elle est partagée par la plupart des religions: un «dialogue» avec cet être intangible que nous appelons Dieu. C’est une tâche théologique urgente, aujourd’hui, que de dépasser la posture chrétienne de supériorité dans le dialogue interreligieux et d’œuvrer humblement à montrer aux chrétien·nes, mais aussi à celles et ceux qui sont intéressés par la voie chrétienne, ce que signifie la «prière chrétienne», sans pour autant qualifier ou même dévaloriser la prière des autres religions.
Le point de départ est de prendre conscience, avec le Concile Vatican II, de la «vocation de l’homme à communier avec Dieu», puisque Dieu l’invite, depuis le début, à dialoguer avec Lui, comme son «interlocuteur»: «Car, si l’homme existe, c’est que Dieu l’a créé par amour et, par amour, ne cesse de lui donner l’être» (Gaudium et spes 19). Ce n’est donc pas «le» dialogue avec Dieu, qui existe aussi dans d’autres religions, mais sa forme et son contenu qui constituent le trait distinctif de la prière chrétienne. Il est certain que le Notre Père est la prière enseignée par Jésus – et qu’il contient tout ce qui caractérise la prière chrétienne. Mais Jésus, en qui, selon la conception chrétienne, «sont cachés tous les trésors de sagesse et de connaissance» de Dieu (Col 2, 3), a beaucoup plus à nous apprendre. Et la tradition chrétienne nous dit que nous pouvons accéder à ces trésors par la prière intérieure ou mentale, la prière contemplative.
Une relation d’amitié avec Jésus
C’est ce qu’a compris, avec ses propres accents, la mystique Thérèse d’Avila (1515–1582). Elle a vécu à une époque où les théologiens et les autorités de l’Eglise veillaient avec zèle à ce que les laïcs et même les religieuses ne prient qu’oralement et ne se consacrent pas à la prière intérieure. Thérèse s’est moquée de ceux qui ont dit «ce n’est pas pour les femmes, car les illusions leur viennent», «elles feraient mieux de filer», «elles n’ont pas besoin de telles délicatesses», ou encore «le Notre Père et l’Ave Maria suffisent». Forte de sa propre expérience de la prière mentale, elle recommandait à celles et ceux qui l’avaient commencée de ne pas y renoncer, «advienne que pourra, que l’effort soit aussi grand qu’il puisse être, contre toute critique, d’où qu’elle vienne», car la prière intérieure est «le remède par lequel nous pouvons nous raccommoder, tandis que sans elle tout devient beaucoup plus difficile». A celles et ceux qui ne se sont pas encore plongés dans cette prière, elle demande, «pour l’amour du Seigneur, de ne pas laisser échapper un si grand bien. Il n’y a rien à perdre ici, seulement à gagner».
En quoi consistait alors son expérience de la prière mentale pour qu’elle la recommande si fortement? C’est une école de transformation vers Jésus par la culture de l’amitié avec lui. L’essentiel est de comprendre que «la prière mentale n’est rien d’autre que de rester souvent seul avec un ami, simplement pour être avec lui parce que nous savons avec certitude qu’il nous aime». Ce qui compte, c’est une relation personnelle et aimante avec Jésus, quels que soient les lieux et les temps, en étant toujours conscient de son amour, mais aussi de la parenté et de la différence entre lui et nous, car il est aussi «Dieu» et doit être pris au sérieux. Une telle prière ne nécessite pas toujours des mots. Il ne s’agit pas non plus de «penser beaucoup» ou d’étirer discursivement l’imagination avec des images pieuses, mais d’«aimer beaucoup» face à l’amour de Dieu incarné «pour nous».
Thérèse recommande parfois des modes de contemplation, notamment la souffrance de Jésus au pilier de la flagellation, sur le mont des Oliviers et sur le Golgotha, mais elle encourage le libre choix des thèmes selon l’état d’esprit de la personne concrète et n’insiste nullement sur un schéma rigide, comme il était d’usage à l’époque. Car ce qui lui importe, ce n’est pas la transmission de certaines méthodes de prière, d’exercices spirituels, de postures corporelles ou de considérations profondes, mais l’encouragement d’une relation d’amour vécue avec Jésus. Tout ce qui contribue à approfondir cette relation d’amitié sert le progrès spirituel.
Tout le monde peut prier
La prière n’est pas l’accomplissement d’un devoir pour plaire à Dieu, elle n’est pas non plus un événement ponctuel qui doit être répété et prolongé aussi souvent que possible. Elle est un «événement relationnel» qui ne peut pas être limité à certains moments, mais qui imprègne toute la vie. De ce point de vue, il est absurde de diviser la vie en temps de prière (contemplation) et temps d’action, et de diviser les personnes entre celles qui prient et celles qui n’ont pas le temps de le faire. Si la prière est une question de confiance et d’amour et non de temps et de lieu, alors tout le monde peut être une personne qui prie. Et on ne peut ensuite déléguer cette prière à d’autres, car l’amitié avec Dieu, avec le bon Jésus, peut et doit être vécue par chacun·e lui-même. Le but de la prière mentale est de vivre la vie comme une prière, dans une relation d’amitié avec Jésus, qui était «doux et humble du cœur» (Mt 11,29), afin de faire l’expérience que, «veillant ou dormant, nous vivions alors unis à lui» (1 Th 5,10) et que «rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jésus Christ» (Rm 8,39).
Selon Jn 14,23 («Si quelqu’un m’aime, il observera ma parole, et mon Père l’aimera; nous viendrons à lui et nous établirons chez lui notre demeure»), Thérèse sentait que Jésus, qu’elle aimait, avait fait sa demeure en elle. En priant mentalement, il a appris qu’il ne bougera pas, que son amitié est constante. Ce texte célèbre est donc l’expression de son expérience de la prière, même si sa filiation n’est pas tout à fait certaine, et pour Thérèse c’est plutôt l’«humilité» et l’«amour» que la «patience» qui obtient tout du bon Jésus:
«Que rien ne te trouble,
que rien ne t’épouvante,
tout passe,
Dieu ne sort pas de toi,
la patience obtient tout.
Celui qui a Dieu avec lui
ne manque de rien:
Dieu seul suffit.»
Notre expert Mariano Delgado est professeur d’Histoire de l’Eglise, directeur de l’Institut pour l’étude des religions et le dialogue interreligieux et doyen de la Faculté de théologie.