Recherche & Enseignement
Un jeu vidéo pour manger plus sainement
Non content d’être chercheur et enseignant, Lucas Spierer vient d’enfiler une troisième casquette, celle d’entrepreneur. En collaboration avec une équipe pluridisciplinaire, le neuroscientifique vient de créer Neuria, une start-up qui met au point des jeux vidéo destinés à corriger les mauvaises habitudes alimentaires.
Si vous avez des bleus à l’âme, on vous recommandera sans doute d’entamer une psychothérapie. Votre genou grince? On vous imposera sine die de suivre quelques séances de physiothérapie. Et, à l’avenir, n’en soyez pas surpris, il se pourrait bien que, pour traiter l’un ou l’autre souci de santé, on vous prescrive une digital therapy. La très sérieuse FDA américaine, la Food and Drugs Administration, n’a-t-elle pas homologué l’année dernière EndeavorRX, un jeu vidéo destiné à traiter les troubles du déficit de l’attention?
Dans ce même registre, Lucas Spierer, qui dirige un groupe de recherche de l’Unité de neurologie, a mis au point l’application The Diner, un jeu qui agit sur les préférences alimentaires de celles et ceux qui y jouent. En créant l’entreprise Neuria, Lucas Spierer et ses associé·es viennent de passer à la phase de commercialisation de leur produit, une démarche suffisamment rare à l’Université de Fribourg pour être saluée.
En instance de brevet
Le principe du jeu est on ne peut plus simple. Sur l’écran défilent rapidement des aliments de manière aléatoire, tantôt sains, tantôt malsains. Le joueur doit, aussi vite que possible, toucher les premiers, par exemple des fruits ou des légumes, mais stopper son élan quand jaillissent les seconds, comme des pizzas, des burgers ou des sodas, au risque de recevoir des points de pénalité. Le fait d’inhiber son geste a des effets dans la vie réelle. Il a récemment été découvert que la répétition de l’inhibition motrice influence les systèmes cérébraux de la motivation et de la récompense; le jeu s’appuie là-dessus. «Cette interaction particulière entre la personne et le jeu permet de réduire jusqu’à 20% l’attrait de la nourriture malsaine, affirme Lucas Spierer, études à l’appui. Nous présentons à la joueuse ou au joueur des stimuli, auxquels il doit répondre selon des règles précises. En retour, le jeu lui donne un feedback qui guidera ses prochaines réponses. Ces règles d’interaction homme- machine, qui sont en instance de brevet, conduisent à des modifications des profils de préférence, puis à des changements du comportement.»
Lifestyle plutôt que médical
Pour l’heure, The Diner ne saurait être considéré comme un médicament numérique, car une étude sur ses effets chez une population clinique, condition sine qua non d’une homologation par Swissmedic, n’a pas encore été conduite. «Nous ne visons, dans une première phase, pas tant la maladie que des habitudes malsaines dont la diminution améliorerait la santé, tempère Lucas Spierer. Nous n’investissons, pour l’instant, pas le champ médical, mais celui de la santé, du lifestyle.»
Le neuroscientifique n’exclut toutefois pas que son jeu soit, un jour, prescrit sur ordonnance et donc remboursé par les caisses-maladie. «Nous devons mener des études pivots, autrement dit des études cliniques à large échelle, longues et coûteuses, afin de garantir l’efficacité du produit dans les troubles des conduites alimentaires, ainsi que son innocuité en termes de sécurité et d’effets secondaires.»
Bientôt la panacée digitale?
Ce traitement numérique, qui dure environ un mois, à raison de cinq séances de vingt minutes par semaine, présente un avantage indéniable sur d’autres approches comme les régimes restrictifs traditionnels, auxquelles il se superpose plus qu’il ne les remplace. Ludique, il garantit une assiduité plus grande des joueuses et des joueurs. «L’enrobage jeu vidéo, la gamification, c’est une façon d’édulcorer la substance active, illustre Lucas Spierer. Pour que les gens avalent un médicament, il faut qu’il soit bon.» Utilisé aujourd’hui pour corriger des problèmes de consommation alimentaire excessive, ce jeu, moyennant quelques adaptations, pourra également servir à réduire le tabagisme ou la consommation d’alcool.
Equipe pluridisciplinaire
Plus expert en circuits neuronaux qu’en programmation, Lucas Spierer a su s’entourer des bonnes personnes pour concrétiser son projet de jeu vidéo thérapeutique. «Au début, concède-t-il, je sous-estimais sans doute l’importance du graphisme, du sound design, des bonus et autres systèmes de gratification mis en place dans les jeux vidéo pour garantir une expérience pleinement immersive.» Il finit par se convaincre de solliciter l’aide d’un développeur informatique, Maurizio Rigamonti, dont il souligne «l’immense expertise», ainsi que les services de Pauline Rossel, une graphiste et développeuse indépendante. «Les pauvres ont dû s’arracher les cheveux avec nos requêtes incompatibles avec les exigences de gamification et artistiques», rigole-t-il. Vérification faite, pas tant que ça! Si Pauline Rossel craignait bel et bien le pire, elle s’est très vite aperçu qu’il s’agissait là d’une vraie collaboration, pas d’un exercice imposé: «Ce qu’on me demandait était toujours très factuel, très concret, avec des contraintes très claires. C’était une discussion plus qu’un combat!» Aujourd’hui, le résultat parle par lui-même: The Diner est un jeu léché, amusant et … délicieusement addictif.
Lucas Spierer est à la tête du Laboratoire des sciences de la neuroréhabilitation, à l’Unité de neurologie de la Section de médecine. Le logiciel The Diner sera présenté au grand public lors de la journée portes ouvertes Explora, le samedi 25 septembre 2021. events.unifr.ch/explora
Des arcanes de l’Université au monde du business
Un univers sépare le monde austère de la recherche en milieu académique de celui des affaires et du marketing. Rares sont ceux qui réussissent le passage. Lucas Spierer a pourtant décidé de se lancer à corps perdu dans cette aventure entrepreneuriale.
Quelle mouche vous a piqué de vouloir ainsi quitter votre «cocon» de chercheur?
Lucas Spierer: La motivation? C’est pour faire fortune (rires)! En réalité, nous y avons vu une opportunité de financer nos recherches. Nous commercialisons les softwares que nous avons développés et nous réinvestissons l’entier du bénéfice dans le développement de nouveaux produits et dans les études scientifiques pour les valider. Ceux-ci sont susceptibles de nous ouvrir de nouveaux marchés formant ainsi un cercle vertueux grâce auquel l’argent augmente et la science avance.
Sous-entendez-vous que l’argent public ne suffisait pas?
Si, mais l’obtenir auprès des diverses instances requiert beaucoup d’efforts: une demande de financement auprès du Fonds national suisse (FNS) a une chance sur deux d’être recalée, contre 80% auprès des fondations privées. Il y a donc une part de loterie. Et, même si on les décroche, ces fonds ne permettent pas forcément de mener à bien des études cliniques à large échelle et ne peuvent souvent pas être utilisés pour faire du développement de software.
Sortir du cadre universitaire permet sans doute aussi de s’approcher du grand public.
Effectivement, car il ne s’agit plus là de recherches fondamentales, mais bien d’un produit avec une application concrète. Notre logiciel peut contribuer à résoudre des questions de santé publique. Il serait donc dommage de ne pas en faire profiter le plus grand nombre.
Mais vous êtes avant tout un chercheur, l’aventure entrepreneuriale ne vous effraie-t-elle pas?
C’est tout un monde que je découvre et qui demande énormément d’investissements et de travail. C’est aussi une aventure d’équipe, avec cinq personnes à bord aux profils très différents. Que des gens nous paient pour utiliser notre produit est aussi très gratifiant.
Peut-on mener de front activité commerciale et recherche dans des semaines de 42,5 heures?
Non et c’est la raison pour laquelle je frise le burn out (rires). Plus sérieusement, je lance la fusée et je cèderai dès juin les commandes à mon doctorant Hugo Najberg qui a contribué très largement au développement de nos softwares et aux études associées. Maurizio Rigamonti s’investit aussi beaucoup et nous fait profiter de ses 10 ans d’expérience entrepreneuriale. Nous n’excluons pas non plus d’ouvrir le capital de notre entreprise, qui pour l’heure est une Sàrl, à des investisseurs.
On sait que les start-up connaissent souvent des débuts laborieux. La vôtre ne semble pas connaître la crise?
A notre grande surprise, nous recevons beaucoup de demandes, alors que les entrepreneurs qui se lancent doivent en général prospecter les clients. Là, nous avons signé un contrat avant même d’être inscrits au Registre du commerce. Nous allons certainement devoir engager une personne pour faire des plans de facturation, rédiger des offres, etc.
On sent que cette aventure entrepreneuriale vous enthousiasme.
Habituellement, nous sommes cantonnés dans nos laboratoires, submergés par une masse de données et, soudain, de constater que les gens s’intéressent à nos recherches, qu’elles peuvent avoir un impact sur leur vie, qu’elles deviennent concrètes et appliquées, nous motive énormément.
Mais n’y a-t-il pas une tension entre la rigueur scientifique requise et les besoins du marketing? Ne devez-vous pas embellir la réalité?
J’ai toujours été exaspéré par ceux qui survendent. Il y a des garde-fous légaux. Nos études sont menées selon des standards très rigoureux. Ce ne serait pas dans notre intérêt de nous griller scientifiquement.
Comment vous imaginez-vous Neuria dans 10 ans?
Ce sera, je l’espère, une entreprise qui aura grandi, porteuse de science et de découvertes, ancrée en Suisse, avec un impact sur la santé publique. On aura ainsi démontré que l’on peut passer de la recherche à l’industrie à l’Université de Fribourg.
Interview: Christian Doninelli