Dossier

Jane Austen, une auteure pour notre époque

Elle traverse si bien le temps qu’on ne sait plus vraiment qui elle est. Jane Austen, écrivaine du XIXe siècle, est devenue cinéaste pop, créatrice de mode sauce zombie ou conceptrice de jeux téléréalité. Allons vraiment à sa rencontre.

L’été dernier, en préparant un séminaire, je devais relire les romans de Jane Austen, ce qu’on peut parfaitement concilier avec des activités estivales telles les bains de soleil, les flâneries en terrasse ou les déplacements en train. J’étais aux Bains des Pâquis, à Genève, lorsque ma voisine m’interpelle: «Vous aimez lire? – Oui, beaucoup. – Que lisez-vous? – Euh, un livre sur Jane Austen… – Oh, j’adore Jane Austen; j’ai vu tous ses films!» J’explique qu’Austen est auteure, pas cinéaste, mais la confusion est parlante. Jane Austen suscite une dévotion inégalée par d’autres auteur·e·s du monde anglo-saxon.

Janemania

Lire Jane Austen est une activité courante, qu’on pratique pour le plaisir. Mais on ne la lit pas seulement dans le texte original. On la «consomme» sous d’autres formes. Il y a les suites et les réécritures, comme Death Comes to Pemberley de P.D. James ou le sublime Bridget Jones’s Diary de Helen Fielding. Puis, les films et les séries – en tout, il y a une soixantaine d’adaptations cinématographiques de ses romans. Il existe des restitutions fidèles, de la première, Orgueil et Préjugés, avec Laurence Olivier dans le rôle de Darcy en 1938, à la dernière, Emma, de Autumn de Wilde en 2020. Mais il y a aussi des adaptations plus surprenantes. Par exemple, Bride and Prejudice, une joyeuse version Bollywood, ou encore Clueless, qui resitue Emma dans une highschool de Beverly Hills. Austen est aussi présente dans des médias plus actuels. Par exemple, sur Youtube, The Jane Games est un jeu télévisé matrimonial. Des jeux en ligne, comme Regency Love ou Ever Jane, invitent les candidat·e·s à gagner à coup de scandales et d’éventails. Un roman, Pride and Prejudice and Zombies, croise le texte d’Austen avec des éléments de la culture comics. On en tire un film, ainsi qu’une application et un jeu vidéo. La culture contemporaine, un peu trash, s’accapare Jane Austen et génère une série de mutations à travers les genres. C’est un phénomène archi-moderne. Jane Austen – une icône de la culture pop, la reine de la toile? Oui, mais pas seulement, car elle alimente aussi l’industrie du souvenir et du kitsch nostalgique. Outre l’incontournable torchon de cuisine, les mugs et les coussins «Keep Calm and Read Jane Austen», on trouve des sparadraps Jane, des silhouettes pour décorer les ongles et des timbres-poste. Les «Janeites» et le «Janeism» ont fomenté une véritable industrie de la «Janemania».

Culte atemporel

Le «Janeism» est né au début du XXe siècle. Ses premiers adeptes n’étaient pas des dévoreuses de romans d’amour, mais des hommes, professeurs, éditeurs et auteurs. Dans les années 1920, à la très sérieuse Royal Society of Literature, on parlait avec enthousiasme de «dear Jane… divine Jane…matchless Jane». On se réclamait de sa «secte» et on lui vouait un «culte». D’où vient cette déclinaison à travers les strates de la culture populaire? Pourquoi un tel engouement? Peut-être à cause de l’intemporalité de son monde, peuplé de jeunes femmes en robes style Empire et de gentlemen polis et bon danseurs, de mères autoritaires et de pères inefficaces? Des personnages qui évoluent dans un décor éminemment british: des jardins anglais, des intérieurs en chintz, des carrosses, des bals, bref, un monde qu’on connaît bien pour l’avoir vu tant de fois à l’écran. Mais, est-ce vraiment tout?

 

© Martin Parr, KEYSTONE SDA

Jane Austen est très moderne et les thèmes qu’elle visite dans ses romans aussi. Ils sont suscités par la société en mutation profonde dans laquelle vivait l’auteure, qui est reflétée dans la représentation du statut des femmes, de la classe sociale, de l’industrialisation et du colonialisme.

Si vous avez lu Orgueil et Préjugés, vous vous rappelez Elizabeth Bennet. Une jeune femme belle et vive, intelligente, forte et résiliente. En fait, elle nous ressemble – ou, du moins, on voudrait bien lui ressembler, d’où, en partie, la pérenne popularité de ce roman. Par contre, on ne peut pas dire qu’elle ressemblait vraiment aux femmes de son époque. Elizabeth rompt avec les idéaux de la féminité esquissés dans les manuels de conduite. Elle participe à la construction d’une féminité plus moderne, audacieuse et déterminée. Par exemple, lorsqu’elle rejoint sa sœur malade à Netherfield, elle dédaigne le carrosse familial et parcourt plusieurs kilomètres à pied: «elle traversa champ après champ à un pas rapide, bondissant par-dessus des clôtures et enjambant les flaques avec une active impatience. Elle arriva finalement à sa destination, les chevilles fatiguées, les bas embourbés, et le visage embrasé par l’ardeur de l’exercice». Les deux dames de Netherfield, les sœurs Bingley, notent immédiatement ces détails – surtout la boue. Après le départ d’Elizabeth, elles se répandent en remarques acerbes sur son manque de féminité. Elles seraient en parfait accord avec le Docteur John Gregory qui écrit dans A Father’s Legacy to his Daughters: «Nous associons si naturellement l’idée de la douceur et de la délicatesse des femmes avec une correspondante délicatesse de constitution que, lorsqu’une femme parle de sa grande force, de son appétit extraordinaire, de sa capacité à supporter la grande fatigue, nous reculons avec dégoût.» Enjoignant ses filles à la modestie silencieuse, il écrit aussi: «On peut participer à une conversation sans jamais émettre une syllabe.» Ces propos nous choquent aujourd’hui et, comme nous, Elizabeth ne supporte pas ces conseils, qui réduisent les femmes à d’élégantes décorations. Le fait que ce soient les sœurs Bingley, d’affreuses snobs, qui critiquent le comportement d’Elizabeth, est une indication très claire: elle agit comme une femme moderne, qui sait ce qu’elle veut et ne se pliera pas à des règles bêtes et futiles. A travers elle, Austen participe à la libération des femmes.

Ce monde moderne, c’est aussi l’industrie et la consommation. Dans les romans d’Austen, il n’y a pas d’usine, ni vraiment de prolétaires. Emma, par exemple, se passe dans un village rural, situé à seize miles de Londres, une distance qui permet l’aller-retour en une journée. Les habitant·e·s de Highbury vivent dans l’ombre un peu inquiétante de la mégalopole et leur quotidien est teinté par des décisions de consommation très modernes. Ces personnages achètent sans s’en rendre compte, mais cette consommation sous-tend la société de Highbury, nourrit les corps et les conversations. La provenance des produits n’est pas questionnée. On se contente de consommer et de regarder consommer. Ce contentement – ce manque d’intérêt pour ce qui est au fond des choses – résonne avec une thématique importante du roman: le contentement d’Emma avec sa propre vision du monde. Elle le regarde, l’analyse et en tire des déductions en général fallacieuses, voire dangereuses. Ce rester-à-la-surface n’est pas une façon éthique de vivre dans le monde et on ferait mieux de s’intéresser au dessous des choses, peut-être aussi de celles que l’on consomme: un conseil qui nous parle directement, dans un moment de prise de conscience accrue des effets de nos actions sur le destin de notre planète.

Mansfield Park est un roman plus sombre qu’Emma. La protagoniste, Fanny Price, se trouve, dès l’âge de 10 ans, parent pauvre dans la famille de son oncle. J’attire votre attention sur un détail du roman qui n’est pas un détail de l’histoire. Sir Thomas possède une plantation à Antigua, aux Caraïbes, et s’y rend pour s’occuper des affaires. Il est intéressant de noter qu’Austen donne au colonialisme et à l’esclavagisme un rôle simultanément marginal et central. La plantation est située à des milliers de kilomètres, mais la richesse des Bertram, et de la nation, en découlent. La modeste et effacée Fanny (le Docteur Gregory l’aurait adorée!) prend une initiative courageuse (là, il l’aime moins…). Au retour de son oncle, elle l’interpelle sur l’esclavagisme. S’ensuit un silence général, puis la conversation se tourne vers un autre sujet. Les cousins de Fanny et leur mère ne se soucient guère de la provenance de leur richesse. L’abolitionnisme est un mouvement qui n’est pas seulement moral, mais très en vogue. Fanny incarne une attitude correcte: intéressée et inquiète, sensible aux horreurs du système et, qui plus est, distanciée de ses bénéfices financiers, puisqu’elle est la parente pauvre. Ainsi, Fanny est valorisée dans le schéma éthique du roman et précurseure des luttes antiracistes actuelles.

Les romans de Jane Austen sont non seulement un incroyable moteur de productions culturelles diverses, mais aussi un champ littéraire où se jouent et se rejouent des évolutions marquantes dans les mentalités. N’oublions cependant pas que ce sont surtout de fabuleux romans, qu’on dévore avec grand plaisir.

Notre experte Erzsi Kukorelly est chercheuse avancée au Département d’anglais. Elle collabore au projet du Fonds National Suisse «Civility, Cultural Exchange and Conduct Literature in Early Modern England, 1500–1800», dirigé par les Professeures Indira Ghose et Emma Depledge (Université de Neuchâtel) 2019–2023.

elizabeth.kukorelly@unifr.ch