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Histoire de l’art vivante
Il y a quarante ans démarrait la grande aventure Friart. Pour marquer l’anniversaire du renommé centre d’art contemporain, le Musée d’art et d’histoire de Fribourg lui a consacré une exposition. Une quinzaine d’étudiant·e·s de l’Unifr étaient à bord.
Août 1981: sous l’impulsion de l’artiste Michel Ritter, une bande de potes montent une exposition d’art contemporain explosive à Fribourg. Surfant sur le 500e anniversaire de l’entrée du Canton dans la Confédération, ils dénichent les fonds nécessaires à leur projet. Savent-ils qu’ils sont en train d’écrire l’histoire de l’art contemporain avec un grand H? Il y a quarante ans naissait Friart, une structure qui, depuis, n’a cessé de jouer un rôle majeur sur la scène culturelle locale et internationale. Pour marquer le coup, c’est un autre musée, celui d’art et d’histoire de Fribourg (MAHF), qui lui a consacré une exposition d’août à octobre 2021. Baptisée «Friart est né du vide», elle revenait sur quatre décennies de combat (notamment pour obtenir un espace d’exposition fixe), d’avant-garde (avec la présentation du travail d’artistes tels que Jimmie Durham, Renée Green ou Thomas Hirschhorn) et de réflexions sur l’art (rôle du curateur, art relationnel, etc.).
«Pour comprendre l’histoire et l’identité de Friart, il faut sortir du cadre de l’art contemporain pur, relève Nicolas Brulhart, l’actuel directeur artistique de ce centre niché dans la Basse-Ville de Fribourg. Cet été 1981 un peu dingue doit être remis dans un contexte d’éclosion de la culture alternative à Fribourg», qui trouvera son apogée avec la création de structures comme les salles de concert Fri-Son et La Spirale, ainsi que le Festival Belluard Bollwerk International. Cette culture alternative, dont s’est nourri Friart dès ses débuts, a fortement contribué à son identité si particulière et en a fait «un lieu capital sur la scène nationale – et même internationale – de l’art contemporain». Même si aujourd’hui Friart n’a plus à défendre sa place dans le paysage culturel suisse, «nous essayons de demeurer au plus proche de cet esprit jeune, alternatif et dynamique, notamment en collaborant avec d’autres structures telles que le label musical Strecke records ou TRNSTN Radio», basée sur le site blueFACTORY.
La proximité avec la jeunesse, il n’y avait pas à aller la chercher bien loin lorsqu’on visitait les locaux consacrés par le MAHF à «Friart est né du vide». Les vitrines et textes qui formaient l’ossature de l’exposition ont été réalisés en collaboration avec une quinzaine d’étudiant·e·s en histoire de l’art contemporain de l’Unifr. Un projet novateur faisant office de travail de séminaire. «Durant un semestre, ils ont eu la possibilité de défricher les archives de Friart et d’en ressortir, puis de valoriser, des éléments pertinents pour aborder une série de thématiques prédéfinies, explique Nicolas Brulhart. Il s’agit d’un partenariat win win», se réjouit-il. Pour le centre d’art, dont les capacités sont limitées, cette main-d’œuvre supplémentaire était la bienvenue. Pour les étudiant·e·s, «avoir accès à un fond d’archives et l’utiliser pour monter une exposition est une expérience aussi rare qu’enrichissante», se réjouit pour sa part la Professeure Julia Gelshorn, en charge de l’art contemporain à l’Unifr.
Une expo, un label, une Kunsthalle
Parmi les champs thématiques sélectionnés par les conceptrices et concepteurs de l’exposition figure celui, quasi incontournable, de l’exposition «Fri-Art 81», qui a donné l’étincelle de vie au centre d’art contemporain. Petit coup d’œil dans le rétroviseur: en 1974, l’artiste Michel Ritter (1949-2007) et son ami peintre Bruno Baeriswil ouvrent la Galerie RB à la rue de Lausanne 18. Jusqu’en 1979, on peut non seulement y découvrir leur travail, mais aussi celui d’autres artistes contemporain·e·s formant la nouvelle scène suisse. Pour Michel Ritter, c’est l’occasion d’affûter ses armes en tant que curateur. Une activité qu’il aura par la suite l’occasion d’exercer durant deux décennies à Friart.
En 1980, Michel Ritter fait parvenir au comité d’organisation du 500e anniversaire de l’entrée de Fribourg dans la Confédération une lettre – co-signée par une bande de passionné·e·s d’art contemporain – proposant d’inviter des artistes venu·e·s de tout le pays et de mettre à leur disposition un espace de création. Le groupe reçoit l’autorisation d’utiliser le bâtiment inoccupé du Grand séminaire, situé dans le quartier d’Alt et voué à la destruction. Dix-sept artistes sont sélectionné·e·s et invité·e·s à choisir à leur tour un·e artiste. Ils ont carte blanche pour aménager les espaces qui leur sont attribués. «Fri-Art 81» a lieu d’août à octobre 1981. Les artistes créent sur place, des chambres à la cave, en passant par la bibliothèque et les couloirs.
L’exposition, qui fait également la part belle à des spectacles, de la vidéo et des concerts punk, est un succès public. Dans la foulée, Friart devient une sorte de label rassembleur, synonyme d’un art contemporain suisse à la fois provocateur et exigeant. En 1982, le groupe constitué autour de Michel Ritter dépose une demande de lieu fixe dans l’optique de rapprocher de façon permanente le public fribourgeois et la production artistique contemporaine. Il faudra attendre 1990 – et une récolte de signatures auprès de la population organisée lors de la très populaire fête de la Saint-Nicolas – pour que Friart obtienne un écrin. En l’occurrence une ancienne fabrique de carton située aux Petites-Rames 22, que le centre d’art – désormais appelé «Friart Kunsthalle» – occupe toujours.
Strasbourg s’en mêle
Durant les trente ans qui ont suivi sa pérennisation, Friart n’a cessé d’œuvrer «à la fois pour faire émerger des artistes (tels que Thomas Hirschhorn ou Valentin Carron), pour mettre en valeur la relève nationale (récemment Ramaya Tegegne ou Ceylan Öztrük) et pour faire redécouvrir des artistes injustement méconnus (Ketty La Rocca, Michel Ritter)», précise Nicolas Brulhart, aux commandes de Friart depuis 2019. Sans oublier de laisser une place à la culture au sens plus large, notamment à la musique. «Le centre a également accueilli à de nombreuses reprises des expositions importantes d’artistes internationaux de premier plan, tels que Renée Green, Mark Dion, Georges Adéagbo, Jimmie Durham ou encore David Hammons.»
Mais ce n’est pas seulement en raison de la renommée des artistes exposés que Friart a fait à plusieurs reprises la Une des journaux. Pour ne citer qu’elle, «l’affaire Müller» reste indissociable de l’histoire de la Kunsthalle fribourgeoise. Josef Félix Müller est l’un des artistes qui aurait dû participer à «Fri-Art 81». Mais ses trois tableaux, baptisés «Drei Nächte, drei Bilder», furent confisqués par la Police cantonale avant le vernissage, les images qu’ils représentaient étant considérées comme obscènes. Les organisateurs de l’exposition, eux, furent condamnés à des amendes. S’ensuivit une longue bataille judiciaire, qui se termina devant la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg. Les toiles furent restituées, mais ni les frais du procès, ni les amendes ne furent remboursées.
Plus-value au CV
Aujourd’hui, que reste-t-il de l’esprit défricheur et provoquant de Friart, dont le but affirmé était de mettre le public en contact avec l’activité créatrice bourdonnante des artistes? «Nous continuons à cultiver cet esprit», affirme sans hésiter Nicolas Brulhart. Une philosophie qui lui réussit, puisque Friart «n’a jamais cessé d’être un lieu capital sur la scène de l’art contemporain». Julia Gelshorn confirme: «Dès ses débuts, Friart s’est positionné à la pointe du discours international sur l’art contemporain; la dernière génération de directeurs, qu’il s’agisse de Balthazar Lovay ou de Nicolas Brulhart, est parvenue à maintenir la structure à cette place.» D’où l’intérêt pour les étudiant·e·s en histoire de l’art contemporain de l’Unifr d’être associés à une exposition telle que celle qui s’est tenue au MAHF. «Ils ont ainsi eu l’occasion de toucher aux facettes les plus importantes de l’histoire de l’art de ces quarante dernières années, de faire de l’histoire de l’art vivante, une expérience assez inédite!»
Depuis le lancement à l’Unifr d’un domaine d’études spécifiquement consacré à l’histoire de l’art contemporain en 2014, c’est la deuxième fois que Julia Gelshorn collabore avec Friart. «J’estime qu’il est important que les étudiant·e·s comprennent que l’art contemporain n’est pas seulement issu de l’atelier des artistes; il naît d’un processus collectif et dépend des institutions et d’un marché de l’art.» Par ailleurs, «le fait d’être sorti·e·s des salles de cours, d’avoir fait des expériences sur le terrain, apporte une vraie plus-value à leur CV». De son côté, Nicolas Brulhart se réjouit «d’insuffler un vent contemporain parmi les étudiant·e·s en histoire de l’art, de leur donner le réflexe d’aller chercher dans cette direction». Et, par la même occasion, «de pouvoir prendre le pouls de la jeunesse contemporaine».
Au programme
Friart Kunsthalle Fribourg propose deux expositions jusqu’au 9 janvier 2022.
«Air Power = Peace Power» fait la lumière sur l’œuvre de l’artiste suisse Michel Ritter (1949–2007) qui fut aussi le fondateur et premier directeur du Centre d’art entre 1990 et 2002. Dans ce cadre, une table ronde sur l’histoire de Friart ainsi qu’une projection de films de Michel Ritter sont prévues le 18 décembre 2021 dès 14h00.
«Matter of non» de l’artiste turque basée en Suisse Ceylan Öztrük, dont l’œuvre se déploie à partir d’une réflexion fondamentale sur la possibilité de la sculpture, qui n’est jamais donnée d’avance. Pour approfondir cette thématique, une conversation intitulée «Why think with the void?» sera organisée le 4 décembre 2021 à 15h00. Enfin, une visite nocturne des expositions est prévue le 8 janvier 2022.
Plus d’infos: fri-art.ch
Notre experte Julia Gelshorn est professeure ordinaire au Département d’histoire de l’art de l’Unifr, en charge de l’art contemporain.
julia.gelshorn@unifr.ch
Notre expert Nicolas Brulhart est le directeur artistique du centre d’art contemporain Friart.
info@fri-art.ch