Dossier

Déserts pas si déserts

Pour le professeur en anthropologie sociale David Bozzini, loin d’être vides, ces immensités arides représentent un espace social à la marge, traversé de trafiquants, de militaires ou de fugitifs. Un lieu de liberté et d’expérimentation, pour le meilleur, mais aussi pour le pire.

Désert. Le mot évoque le vide, l’immensité, le sable. Un silence aride à peine dérangé par le vent et le rare passage des caravanes de chameliers. Une image romantique bien éloignée de la réalité. Ces vastes étendues, couvrant, par exemple, jusqu’à un tiers du continent africain, ne sont pas si désertes. «Loin d’être inhabitables, ces endroits représentent au contraire un lieu social assez bouillonnant», souligne David Bozzini. Professeur d’anthropologie sociale au Département des sciences sociales à l’Université de Fribourg, David Bozzini a notamment mené des recherches sur la surveillance, la répression et la construction collective de l’insécurité en Erythrée. Il voit dans le désert un espace social, «une matérialité de la marge», une zone frontière entre différentes aires centrales de pouvoir, telles que des royaumes, des chefferies ou des Etats-Nations. Pour cet anthropologue, le désert, sorte d’interstice social, constitue d’abord un espace d’expérimentation et de liberté. Une expérimentation marquée par le sceau d’une ambivalence pas forcément heureuse pour les individus, car la pratique de ces régions arides amène une organisation sociale propre entre les réseaux qui les composent. En Erythrée, par exemple, le réseau permet la traite d’êtres humains, mais il donne aussi la possibilité de fuir la dictature d’un Issayas Afewerki, président inchangé depuis l’indépendance du pays en 1993.

«Creuset du nationalisme»

Dans les basses terres de la région de Gash Barka, à une vingtaine de kilomètres de la frontière avec le Soudan, le désert abrite le camp militaire de Sawa. Lieu d’entraînement de la résistance érythréenne jusqu’à l’indépendance, l’endroit garde une forte charge symbolique. «Cette énorme infrastructure reste le creuset du nationalisme érythréen.» Aujourd’hui, le camp de Sawa est un passage obligé pour les jeunes Erythréens qui se voient astreints au service militaire de manière permanente.

Les nouvelles recrues y effectuent leurs premiers mois d’entraînement dans des conditions éprouvantes. Une raison parmi d’autres qui pousse nombre d’Erythréens à prendre le chemin de l’exil. En 2015, l’Agence des Nations Unies pour les réfugié·e·s estimait à cinq mille par mois le nombre de personnes fuyant le pays. La plupart viennent grossir les camps de réfugié·e·s au Soudan et en Ethiopie, tandis que d’autres poursuivent vers le nord, à travers le Sahara ou le long de la Mer Rouge, au risque de finir entre les mains de trafiquants sans scrupule.

A l’image du camp de Sawa, des activités militaires ont souvent lieu dans le désert, à l’abri des regards. Les Etats y installent des camps d’entraînement ou se livrent à des expérimentations de toutes sortes. On se souvient ainsi des essais nucléaires opérés par les Etats-Unis dans le désert du Nevada ou, en son temps, par l’Union soviétique dans des steppes reculées. C’est cette logique de dissimulation par le désert qu’a tenté de capter le photographe américain Trevor Paglen à travers le prisme artistique.

© Valentin Rime

Salt Plain, Dépression du Danakil, 12.02.2019

14.2696°N, 40.3357°E

12h20. Après 5 heures de marche nous sommes de retour au point de départ, mais nos chauffeurs et nos véhicules ont disparu. Cette année, une amélioration de la situation géopolitique entre l’Ethiopie et l’Erythrée nous a permis de nous approcher de la frontière et donc de la partie Est de la dépression. Les véhicules s’embourbant, nous avons continué l’exploration à pied, mais une surprise nous attendait au retour. Heureusement, un téléphone satellite nous a permis d’atteindre nos chauffeurs et ils reviennent nous chercher sans que nous ayons à traverser l’immense plaine de sel à pied. La prochaine fois, nous communiquerons mieux.

Immensité insaisissable

Dans son projet, Limit Telephotography, l’artiste utilise de puissants objectifs initialement prévus pour l’astrophotographie dans le but de montrer l’activité de bases militaires que l’on n’est pas censé voir. Il résulte de ces images un flou, artistique dans ce cas, exprimant la difficulté à saisir le désert, une zone qui se caractérise justement par sa vastitude. Dans cette immensité de sable et de roches, il est en effet difficile de traquer les groupes qui se cachent. «Même pour une armée ultra-moderne, comme on peut le voir aujourd’hui dans le Sahel», précise David Bozzini.

Si l’essor de l’aviation au début du XXe siècle et de la technologie numérique ces dernières décennies ont permis aux humains de mieux saisir le désert, ces régions restent difficiles à quadriller. Que l’on recoure ou non à des outils comme Google Maps, trouver l’emplacement de petites infrastructures revient à chercher une aiguille dans une botte de foin, fait remarquer l’anthropologue. Restent des découvertes involontaires et inattendues, comme pour l’entreprise Strava.

Cette société californienne, qui propose à ses client·e·s d’enregistrer leurs performances sportives par GPS et cartographie ces efforts à l’échelle mondiale, a en effet contribué malgré elle à faire connaître l’existence d’infrastructures stratégiques sensibles. En 2018, les relevés de Strava témoignaient d’activités sportives dans des zones désertiques censément inhabitées. Or, il s’agissait de militaires s’entraînant autour de bases complètement invisibles jusqu’alors.

«Les déserts représentent des espaces interstitiels où la surveillance reste difficile à mettre en œuvre», continue David Bozzini. Si le désert, avec sa configuration, isole et rend facilement contrôlable un camp comme celui de Sawa, il peut aussi paradoxalement faciliter les évasions. «J’étais dans un camp militaire, je suis allé chercher du bois et j’ai pu m’enfuir.» De tels témoignages, le chercheur en a souvent entendus de la part de requérant·e·s d’asile érythréen·ne·s.

«On devient rapidement invisible dans le désert», explique David Bozzini. S’il en faut peu au fugitif·ve pour s’échapper, parfois avec la complicité de membres de l’armée qui trouvent là un moyen d’augmenter leurs revenus, il ne traverse pas pour autant seul le désert. Toute une organisation sociale complexe s’active (militaires rétribués, trafiquants, etc.), en lien avec d’autres structures organisées à l’extérieur du désert. Pour obtenir des vivres et de l’eau, des camps comme celui de Sawa doivent être approvisionnés en permanence.

Métaphore de la marge

Ce souci constant d’approvisionnement impose une grande mobilité aux groupes humains qui vivent dans ces espaces. Par le transport de ressources basiques telles que l’eau, la mobilité rend le désert habitable. On trouve une évocation de cette précarité du désert dans le cinéma. La série des films Mad Max présente ainsi un monde dévasté, dans un futur plus ou moins proche, sillonné par des bandes de délinquant·e·s en quête d’un pétrole devenu rare.

«Ces films mettent en scène une organisation prédatrice qui survit tant bien que mal dans le désert», fait remarquer David Bozzini. Autre exemple avec The Bad Batch (2016), thriller décalé dont l’action se déroule dans un futur proche. Dans ce coin de désert, transformé en zone de non-droit où sont placés des individus jugés indésirables par la société, trois figures incarnent de façon allégorique des manières de vivre le désert. On y trouve des haltérophiles cannibales, une ville utopique dirigée par un trafiquant de drogue et des solitaires.

Ce dernier profil rappelle que le désert a, de tous temps, été habité par des renonçant·e·s, des personnes fuyant la modernité, le monde social, pour se connecter au spirituel. Le désert se fait ici métaphore d’autres d’espaces. «Des espaces de marge, mouvants, difficilement contrôlables et où se mettent en place des formes sociales qui se démarquent de celles des Etats-Nations», résume David Bozzini.

Il existe d’autres frontières, d’autres déserts. Les mers et les océans par exemple, ces immenses étendues d’eau sillonnées pour le commerce ou exploitées pour leurs ressources. Zones de non-droit aussi, qui sont le théâtre d’actes de piraterie et d’opérations militaires. Ambivalence toujours, puisque ces déserts maritimes servent parfois d’échappatoire pour les réfugié·e·s, comme celles et ceux qui traversent la Méditerranée au péril de leur vie, fuyant la pauvreté ou des régimes politiques répressifs et violents.

Notre expert David Bozzini est professeur en anthropologie sociale. Ses travaux portent notamment sur l’insécurité et la méfiance dans le contexte de militarisation en Erythrée. Il a, entre autres, effectué des recherches auprès de déserteurs érythréens ayant rejoint l’Europe ou l’Amérique du Nord. Depuis quelques années, il travaille sur la cybersécurité et les controverses politiques qui s’y attachent.

david.bozzini@unifr.ch