Dossier
Un jeune pape âgé
Certain·e·s souhaiteraient à ce point sa «démission» qu’ils font régulièrement courir des rumeurs, notamment après chaque conclave. D’autres pensent qu’un vieux pape en chaise roulante devrait se retirer. Considérations théologiques et pragmatiques.
Très régulièrement, ces derniers mois, et encore après le conclave du 27 août dernier où François a institué 19 nouveaux cardinaux, des journalistes m’ont posé la question: «Est-ce que François va (bientôt) ‹démissionner›?» C’est que, dans les milieux traditionnalistes de l’Eglise catholique, le souverain pontife originaire de l’hémisphère Sud n’a pas forcément bonne presse. On considère que les réformes qu’il préconise sur le couple et le mariage vont «trop loin», quand il invite à changer de paradigme vis-à-vis des personnes divorcées remariées et homosexuelles en prônant l’accueil, le discernement, l’accompagnement et l’intégration (exhortation apostolique Amoris laetitia, 2016).
De nombreux catholiques étasuniens appartenant à la mouvance MAGA (ndlr: Make America Great Again) le traitent de «communiste», tant il place au premier rang de ses préoccupations les migrant·e·s et les démuni·e·s, en vertu de «l’option préférentielle pour les pauvres», centrale pour l’enseignement social ecclésial. Et donc sa «théologie du peuple de Dieu» et d’une «Eglise pauvre avec les pauvres» ne plaît pas nécessairement aux défenseurs et défenseuses de «l’Evangile de la prospérité».
Les accents de son encyclique Fratelli tutti (2020) en faveur d’une amitié et d’une fraternité sans frontières résonnent avec particulièrement de force dans le contexte du déferlement du racisme, de la défense de l’emploi des armes à feu et de la peine de mort qui gangrènent la société américaine. François «donne des boutons» aux climatosceptiques avec son autre document Laudato si’ (2015, avant la COP21) sur l’écologie intégrale, la justice climatique et sociale.
Bref, un certain nombre de cardinaux qu’il a bousculés et de milieux identitaires qu’il irrite par ses positions verraient d’un très bon œil que le pontife sud-américain fasse comme Benoît XVI: qu’il se retire.
«Un pape ne démissionne pas»
Or, en principe, l’évêque de Rome ne quitte pas sa charge. Dans l’histoire de l’Eglise, cela ne s’est produit qu’une fois (avec Célestin V, au XIIIe siècle), avant que Josef Ratzinger ne «renonce à sa charge», selon la formule exacte du Droit canonique (canon 3322). La possibilité de renonciation est, en effet, canoniquement prévue: elle requiert la liberté du pontife romain qui la formule et la manifestation explicite de sa volonté, sans qu’il lui soit possible de remettre sa décision à quiconque. C’est ce qu’a fait Benoît XVI, invoquant la lourdeur de la charge et la fatigue due à son âge. Il n’y a donc pas de critères objectifs déterminant si oui ou non un pape doit se retirer. Il n’y a aucune indication d’âge, alors même que tous les autres évêques du monde doivent présenter leur démission au souverain pontife à 75 ans. La question légitime pourrait donc plutôt être: Pourquoi n’applique-t-on pas pour le pape la même règle que pour le reste des évêques de l’Eglise catholique: choix et ordination épiscopale au plus tôt à 35 ans, et retraite en principe à 75 ans?
Eviter les remous?
Car, qu’un pontife âgé demeure pape jusqu’à son trépas ou qu’il se retire, cela crée dans les deux cas des remous. Tout en reconnaissant la grandeur de la figure de Jean-Paul II, les fidèles et les théologien·ne·s étaient partagé·e·s, quant à l’opportunité de la poursuite de son ministère durant sa longue agonie. D’un côté, il a donné un témoignage poignant d’imitation de la Passion du Christ à travers sa maladie, rejoignant ainsi toutes les personnes âgées dans leur rude parcours comme l’un des leurs; d’un autre côté, du fait que le pontife polonais n’avait plus la force d’exercer lui-même le gouvernement ecclésial, cela a suscité des luttes d’influence et des conflits de pouvoir au sein de la curie romaine. Ce sont plutôt les courants dits «conservateurs» qui se sont alors imposés et qui ont «fait passer» plusieurs décisions quelque peu dommageables pour la vie ecclésiale.
Même s’il est blessé dans sa chair, François a toute sa tête. Il a lancé un vaste processus synodal depuis octobre 2021 qui se poursuit jusqu’en octobre 2023 – et au-delà – avec un synode des évêques consacré à la synodalité, à la participation, à la communion et à la mission de toutes et tous.
Jusqu’au bout de la démarche synodale
Personnellement, j’aurais beaucoup de peine à imaginer que le pontife argentin se retire avant l’automne de l’an prochain, car, dès le début de son pontificat, il a affirmé que la synodalité (en grec «chemin ensemble») constituait l’être même de l’Eglise et l’attitude que Dieu attendait d’elle pour le XXIe siècle.
Les réformes qu’il a engagées apparaissent d’une réelle importance: autour de la curie romaine; de la décentralisation visant à donner aux Eglises locales, aux conférences épiscopales nationales, régionales et continentales plus de marge de manœuvre; de la place des femmes, auxquelles il souhaite attribuer davantage de responsabilités, comme il l’a montré en leur ouvrant l’accès aux «ministères institués», puis en rétablissant une nouvelle commission pontificale à propos du diaconat féminin (premier degré du sacrement de l’ordre) et en nommant plusieurs femmes à des postes clés dans des secrétariats, commissions et dicastères romains; de la mission de chaque baptisé·e en tant que «disciple missionnaire», membre active et actif de l’Eglise appelé·e à faire entendre sa voix, à prendre part aux délibérations dans différents conseils, et donc à l’élaboration des décisions. Il serait ainsi étonnant et regrettable que François se retire prochainement.
A young Pope?
Les gestes prophétiques de rencontres avec les frères et sœurs d’autres confessions chrétiennes et d’autres traditions religieuses (comme à Abu Dhabi), la récente demande solennelle de pardon envers les autochtones du Canada, les voyages dans des pays rarement ou jamais visités par un pape (Kazakhstan, Corée du Nord), devraient véritablement se poursuivre tant que le pontife sud-américain en aura la force mentale et physique, même s’il doit se déplacer en chaise roulante. Rien n’empêcherait, bien sûr, qu’un jeune pontife soit choisi pour lui succéder. Les papes sont souvent plutôt âgés lors de leur élection, certains au-delà de l’âge «normal» de la retraite épiscopale, comme Benoît XVI à 78 ans et François à 77 ans, en vertu de leur expérience, de leur sagesse et de leur connaissance de l’Eglise universelle.
Mais, là aussi, n’est-ce pas paradoxal que l’évêque de Rome continue d’occuper le siège de Pierre au-delà de l’âge limite des cardinaux électeurs? Les cardinaux choisis pour élire le pape ne peuvent en effet plus voter après 80 ans! Le danger serait, si le pontife romain était choisi autour des 40 ans, comme la série télévisée à succès The young pope l’avait laissé imaginer, qu’il pût demeurer en fonction… 50 ans. Avec la vitesse des bouleversements sociétaux de notre univers, cela risquerait de provoquer une certaine sclérose et de freiner le dynamisme de créativité que l’Evangile demande constamment à l’Eglise.
N’est-ce pas d’ailleurs ce qui fait la popularité de l’évêque de Rome actuel? Certes, il a aujourd’hui 86 ans. Certes, il doit se mouvoir en fauteuil roulant. Mais il reste vif, lucide, rusé, ferme et miséricordieux, selon les circonstances, proche des petites gens, un cœur ouvert pour le Christ, son Maître qu’il rencontre chaque jour grâce à une heure d’adoration silencieuse devant le saint sacrement, et pour les foules assoiffées d’écoute, de bienveillance et de compassion.
Notre expert L’Abbé François-Xavier Amherdt est professeur ordinaire à la Chaire francophone de théologie pastorale, pédagogie religieuse et homilétique.
francois-xavier.amherdt@unifr.ch