Dossier

L’altérité orientale entre art, haschisch et littérature

Quelle est la source de la fascination qu’exerce la légende des assassins musulmans drogués au haschisch pour se donner du courage entre le XIe et le XIIIe siècle sur les intellectuels occidentaux? Plongée dans un mythe aussi transgressif qu’obscur.

Plusieurs légendes circulent au Moyen Age au sujet des ismaéliens nizârites, des fidèles d’une secte chiite arabo-persane qui a réellement existé et terrorisait le Moyen-Orient en commettant de nombreux assassinats politiques et religieux. Néanmoins, les nizârites, dirigés par un cheikh pieux et austère, n’étaient pas des consommateurs de cannabis pour autant, affirme Marion Uhlig, professeure de littérature française du Moyen Age à l’Université de Fribourg et spécialiste de la question.

Pour discréditer leurs ennemis ismaéliens, certains sunnites les qualifièrent du terme dépréciatif de ḥashīshī, dérivé du mot arabe ḥashshāsh-s, littéralement «fumeurs de haschisch». Il s’agissait pour les tenants de l’orthodoxie sunnite de discréditer cet ordre chiite en insinuant que les ismaéliens étaient des hérétiques criminels et marginaux, de mauvais musulmans. Ce sont ensuite les Croisés et leurs chroniqueurs qui, réinterprétant l’utilisation métaphorique de ce mot arabe, inventèrent une série de légendes sur les ḥashīshī, qui devinrent les Assassins ou Haschischins des récits occidentaux, autrement dit des meurtriers fanatiques drogués au haschisch ou à d’autres substances, précise la Professeure.

Puissance du fantasme

Si l’histoire contredit bel et bien la légende des Assassins, le mythe s’est pourtant largement étendu et imposé du Moyen Age à nos jours. «Il y a une telle production artistique et romanesque à ce sujet, en partie depuis l’époque moderne, mais surtout durant la période du romantisme. L’impact de ce foisonnement perdure même dans la culture populaire d’aujourd’hui au travers de bandes dessinées, d’œuvres cinématographiques, voire de jeux vidéo», relève pour sa part Aurélien Berset. Le doctorant de l’Université de Neuchâtel consacre sa thèse, co-dirigée par Christophe Imperiali et Marion Uhlig, à la légende des Haschischins dans la littérature et les médias des XIXe-XXIe siècles.

«Nous avons grandement besoin de mythes et ne pouvons pas nous contenter de discours rationnels» Aurélien Berset

«L’imaginaire a, en quelque sorte, pris le dessus sur la recherche scientifique», analyse-t-il. En effet, des historiennes, historiens ou islamologues étudient une secte islamique chiite, une scission de l’islam, connue davantage des spécialistes que du grand public, tandis que ce dernier est imprégné de la part légendaire du récit des Assassins. Ce qui met bien en évidence l’importance de la fiction dans les cultures: «Nous avons grandement besoin de mythes et ne pouvons pas nous contenter de discours rationnels», poursuit-il.

Pour Marion Uhlig, cette légende représente une illustration extrêmement convaincante des pouvoirs de la littérature. «Nous sommes des critiques littéraires et pas des historien·ne·s. Ce qui nous intéresse précisément ici, c’est la supériorité du fantasme, infiniment séduisant, sur une réalité beaucoup plus austère. C’est pour nous une chance formidable de pouvoir étudier et approfondir ce mythe oriental qui, inventé par les Occidentaux, n’a cessé depuis lors de les faire rêver».

De la série USA Opioid crisis © Jérôme Sessini | Magnum Photos. Avril 2018, Etats-Unis, Philadelphie. John, 30 ans, du New Jersey, au refuge de frère Michael. «J'ai été abstinent pendant un an quand je suis retourné dans mon État d'origine, le New Jersey. Dès que je suis revenu à Kensington, j'ai replongé». Kensington est connu des héroïnomanes depuis des décennies pour son héroïne pure et bon marché. Dans les rues, il y a une concurrence entre les dealers qui vendent de l'héroïne – parfois coupée avec du fentanyl, un opioïde synthétique 50 à 80 fois plus puissant que l’héroïne.

L’Orient créé par l’Occident

Au XIXe siècle, l’expansion coloniale et la révolution industrielle, entre autres, facilitent grandement les déplacements. Naissent alors, chez des écrivains comme Lamartine, Nerval ou Flaubert, des récits de voyages tantôt réalistes, tantôt fantasmatiques sur des pays du monde arabo-musulman, qui circulent aisément et rencontrent un grand succès. «Dans la première moitié du XIXe siècle, des chercheurs·euses, historien·ne·s, philologues et orientalistes redécouvrent ce récit sur les Assassins. Toutefois, ils tendent à confondre l’histoire réelle et certains mythes. La légende médiévale va ainsi véritablement stimuler l’imaginaire d’un certain nombre d’artistes et d’écrivains», éclaire Marion Uhlig.

Ce phénomène de «l’Orient créé par l’Occident» est le propre de l’orientalisme

De fait, l’exotisme et l’orientalisme existent déjà au Moyen Age, sous des formes proches de ce qu’on trouve au XIXe siècle. Ce phénomène de «l’Orient créé par l’Occident» est le propre de l’orientalisme, souligne encore Marion Uhlig en écho au titre et au sous-titre du célèbre livre d’Edward Saïd (1978). «C’est cette envie d’aller voir les pyramides et d’y retrouver les pharaons, alors qu’en réalité, il y a là des vrais Egyptiens qui vivent normalement».

Haschisch et fanatisme religieux 

Au XIXe siècle, des savants orientalistes prennent ainsi ces légendes médiévales pour des faits historiques avérés. Leurs recherches sur les Assassins stimulent l’imagination de nombreux écrivaines et écrivains, notamment francophones (Gautier, Baudelaire, …) qui influencent à leur tour d’autres auteur·e·s. Ainsi, «la légendaire toxicomanie continuera à hanter les esprits jusqu’à aujourd’hui, la pop culture et les médias s’étant depuis plusieurs décennies également emparés du stéréotype du meurtrier oriental fanatique enivré de haschisch, particulièrement dans le contexte du terrorisme islamiste moderne», analyse Aurélien Berset.

Toutefois, «cette figure médiévale sert souvent de comparant anachronique», prévient Aurélien Berset. Il est tentant de faire un parallèle entre les djihadistes actuels et les Assassins du Moyen Age en raison du côté sacrificiel, voire suicidaire, de leurs missions. Mais en réalité, il n’y a aucune filiation entre la doctrine des Assassins, c’est-à-dire un islam chiite ésotérique, rigoureux et austère, et l’islam salafiste des djihadistes d’aujourd’hui, lequel est sunnite, littéraliste et vraiment très éloigné de la doctrine ismaélienne. «Il y a quelque chose de très malvenu dans cette comparaison, au regard non pas de la littérature, mais de l’histoire, estime-t-il. Les populations chiites ayant souvent été les victimes des actes sanglants de Daech.»

Le triangle art, artiste et drogue

Durant la période moderne, il y a une réflexion de la part des écrivains, qui consiste à assimiler l’art à la drogue et à mettre en avant le caractère illusionniste de la littérature, laquelle nous immerge et nous transpose dans un univers non pas hallucinatoire à proprement parler, mais offrant la faculté de s’évader de l’ici et maintenant. «Dans Les paradis artificiels de Baudelaire, l’un des essais les plus connus sur le sujet, l’auteur exprime pourtant une position très ambivalente dans la dernière partie intitulée Le poème du haschisch», relate Aurélien Berset.

L’écrivain, qui n’était pas vraiment un toxicomane, car il expérimentait le haschisch ou l’opium de façon très contrôlée, donne une vision plutôt moralisatrice de la drogue. Il fait l’éloge de l’art, qui serait un paradis artificiel louable, auquel on accède par un effort de volonté et par l’ascèse. A l’inverse, le haschisch serait une sorte de tricherie, qui consisterait à «emporter le paradis d’un seul coup».

L’ambivalence vient surtout du fait que, au début, il incite plutôt son lecteur à essayer le haschisch en lui disant: vous essayez un petit peu, vous ne risquez rien. S’inscrivant dans une perspective chrétienne, Baudelaire donne son âme au diable en expérimentant les effets de la substance, puis entreprend un effort de rédemption au travers du travail d’écriture. En d’autres termes, en confessant son péché, le poète peut sauver son âme et accéder au véritable paradis. En ce sens, comme le Bien et le Mal, drogue et littérature sont pour Baudelaire à la fois antithétiques et complémentaires. «On ne peut vraiment écrire sur le haschisch sans l’avoir préalablement goûté!», conclut le chercheur.

Notre experte Marion Uhlig est professeure de littérature française du Moyen Age au Département de français.
marion.uhlig@unifr.ch 

Notre expert Aurélien Berset est doctorant de l’Université de Neuchâtel. Il consacre sa thèse, co-dirigée par Christophe Imperiali de l’Unine et Marion Uhlig de l’Unifr, à la légende des Haschischins dans la littérature et les médias des XIXe-XXIe siècles
aurelien.berset@unine.ch