Dossier

Et vous, comment gérez-vous votre consommation?

Toute consommation est synonyme de gestion. Celle de drogue ne fait pas exception. Alors, comment mettre en place un processus et un encadrement efficaces pour limiter les risques?

Gérer sa consommation de produits psychotropes, vous n’y pensez pas! Ces produits dont la propriété première est d’altérer la conscience, de modifier la perception du monde et d’impacter la tenue de soi. Des produits dont la consommation est génératrice, à terme et souvent rapidement, de dépendance, c’est-à-dire d’une appétence irrépressible pour le produit et donc d’une perte de la maîtrise de soi. Donc, comment voulez-vous contrôler votre conduite et a fortiori votre consommation, dans ces cas-là?

Certes. Mais vous, comment faites-vous? Oui, vous, l’honnête homme (ou l’honnête femme). Vous et vos proches, tous ces citoyen·ne·s ordinaires, conventionnel·le·s en d’autres termes. Comment faites-vous, vous qui consommez de l’alcool (un produit psychotrope aussi, mais légal lui) pour ne pas en abuser (en tout cas pas trop, ni trop souvent)? Comment fait votre tante, une adepte du bandit manchot, pour ne pas dilapider sa maigre pension et ne pas se retrouver couverte de dettes? Comment fait votre fils, un aficionado des jeux vidéo en ligne, pour, malgré quelques nuits trop brèves à votre goût, maintenir de bons résultats scolaires et ne pas sombrer dans le besoin irrépressible et obsessionnel de continuer à jouer?

Une conduite banale et banalisée

Vous, votre tante, votre fils, vos ami·e·s, vos voisin·e·s, chacun·e d’entre nous en somme, ou presque, gère donc habituellement ses pratiques afin de ne pas les rendre compulsives. Gérer sa consommation ou son usage de quelque chose n’est donc pas en soi extraordinaire; au contraire, c’est très banal, si commun même que c’en est presque une règle sociale, celle qui permet de mener une vie conventionnelle, compatible avec les fonctionnements sociaux attendus. Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de dire que cette pratique consommatoire, de quelque nature qu’elle soit, est bonne, saine, souhaitable, même si gérée. Au contraire, même dans ce cas, elle peut être à terme nocive pour la santé; elle peut grever le budget domestique; elle peut faire passer à côté d’opportunités plus enrichissantes ou plus gratifiantes. Envisager la gestion, en ce sens, ce n’est pas porter un regard moral sur une pratique ou une consommation ni en juger le bienfondé (ou non), c’est considérer qu’il est possible d’user sans abuser et que c’est justement cette mesure qui permet la compatibilité de l’usage avec la conventionnalité de la vie sociale.

Allons plus loin. Chacun·e ou presque, en Suisse tout au moins, s’accorde à reconnaître l’existence et la nécessité des politiques de lutte contre les dépendances, si l’on s’en réfère au référendum de 2008 sur la Loi sur les stupéfiants avec ses 68% de oui. La politique des quatre piliers est aujourd’hui indiscutable et fait consensus à droite comme à gauche, dans la société civile comme chez les professionnel·le·s, même si chacun·e, selon sa position et ses intérêts, aimerait une accentuation dans une direction ou dans une autre. Et la réduction des risques s’est progressivement imposée comme une composante forte de cette politique, avec la mise en place de formes d’accompagnement de la dépendance (comme, pour la toxicodépendance, les traitements de substitution, la sécurisation de la consommation avec des distributeurs de seringues stériles, voire la mise à disposition de locaux d’injection…).

De plus, cette logique s’est intensifiée avec la politique du cube développée par la Confédération dans les années 2000 et l’inclusion, avec le vocable d’addiction en lieu et place de celui de dépendance, de toutes les formes de consommation excessive (internet, jeux, sexe, tabac, alcool… jusqu’au travail même) dans une perspective globale de lutte contre les abus d’usage. Cette logique de regroupement d’usages non contrôlés dans un même ensemble de politiques publiques a produit un alignement des préoccupations sur l’excès comme risque et, en considérant la toxicodépendance comme une addiction parmi d’autres, a fait du recours aux produits psychotropes une pratique ordinaire, ou presque, qu’il s’agit simplement de savoir/pouvoir réguler. La politique des quatre piliers a, en somme, consacré la fin de l’abstinence comme modèle unique de sortie de la dépendance et a promu, de fait, la gestion des usages comme composante essentielle des politiques helvétiques de lutte contre les addictions.

De la série USA Opioid crisis © Jérôme Sessini | Magnum Photos. Avril 2018, Etats-Unis, Philadelphie. Francis Inn, un refuge franciscain, fournit des repas aux personnes dans le besoin depuis 1979. La plupart d’entre elles sont dépendantes aux opioïdes. A Philadelphie, l’overdose est la principale cause de décès chez les 25-44 ans. La crise actuelle des opioïdes est considérée comme pire que l’épidémie d’héroïne qui a suivi la guerre du Vietnam ou que l’épidémie de crack-cocaïne des années 1980 et 1990.

Gérer, tout un système

Gérer est donc possible, commun aussi et, même, socialement encouragé. Mais alors comment gèrer? Trois logiques, distinctes mais en interaction constante, sont à la base de la gestion des pratiques addictives, chacune d’entre elles étant associée à des conduites, à des connaissances et à des compétences qui lui sont propres. Ces logiques forment un véritable système d’action qui, seul, rend possible la gestion de l’usage. C’est pourquoi, plus que de gestion au singulier, convient-il de parler de gestions au pluriel.

Les activités addictives renvoient à une conduite à risque autant sur le plan sanitaire, social, financier que, parfois, judiciaire. Aussi gérer, pour perpétuer une mesure dans l’usage, implique-t-il une série de conduites pratiques pour limiter au maximum les conséquences de son activité: mettre en place (souvent de façon implicite) une série de règles de consommation et essayer de les suivre scrupuleusement. Ces règles constituent des limites évidentes à ne pas franchir et définissent de manière non équivoque le rapport individu/produit (ou activité) afin de minimiser les risques de l’usage. Elles visent ainsi à maîtriser les préalables de la consommation (jamais d’alcool avant l’apéritif du soir!), à réglementer les conditions de consommation (pas d’alcool si l’on doit conduire!) et à éviter les conséquences négatives de la consommation (jamais de mélanges pour éviter le «mal de crâne» du lendemain!). Il s’agit ici d’une logique de métier, du «savoir utiliser» qui s’appuie sur l’expérience directe ou vicariante et vise à organiser les priorités, à choisir les produits ou les formes d’usage, à identifier les effets recherchés ou indésirables…

L’usage géré est une pratique circonscrite et délimitée, ancrée dans un rituel, au sens de conditions spécifiques balisant la pratique. Les rituels mis en place, bien que différents, ont en commun leur qualité encadrante; tout autre contexte faisant perdre la saveur de l’activité. La consommation peut être liée à la fête, à la nuit, aux copains, elle peut supposer la tranquillité, la présence d’un ou deux amis proches, le partage ou bien encore impliquer la solitude, l’isolement, une large plage de temps devant soi pour soi… Mais à chaque fois, la ritualisation de l’usage et l’inscription de celui-ci dans des modalités-cadre participent à la production d’une distance avec l’objet de l’activité et éloignent l’usager·ère d’une attente de satisfaction immédiate et, même, d’un simple rapport direct et exclusif avec le produit ou l’activité. L’expérience singulière de la Fondation du Tremplin à Fribourg qui a autorisé la consommation d’une bière, la Trempoline, brassée par certaines des usagères et certains des usagers eux-mêmes, et ce en plein écho à la politique des quatre piliers, en est un exemple emblématique.

La gestion est plus qu’une série de techniques mises en place pour diminuer les conséquences d’une pratique socialement et physiologiquement dangereuse. Gérer ce n’est pas seulement faire attention à la quantité de produit ou à la fréquence de la pratique. Gérer suppose d’aménager une place sensée pour la consommation et de faire en sorte que celle-ci ne soit pas une ligne biographique dominante, voire exclusive. Parce que c’est bien là que se tient l’addiction, par-delà toute considération bio-chimico-neuro-physiologique: faire de cette pratique l’élément structurant exclusif de l’existence, au détriment de toute autre activité. Gérer sa consommation revient alors à produire un sens à l’usage à l’intérieur d’un mode de vie donné. Pour les consommateurs·trices gestionnaires, afin de permettre une conciliation de la consommation avec les attentes liées à des rôles sociaux ordinaires, il importe de donner une place significative à cette consommation au sein de leur existence et cette production symbolique est probablement au moins aussi importante que celle de la fixation des seuils.

Gérer, prudence!

Le contrôle limite, mais renforce les usages. Dans ce constat paradoxal, tout l’enjeu de la gestion de l’usage est contenu. Il ne faut pas en effet en faire une solution miracle. D’une part, la consommation gérée n’est jamais une pratique définitivement acquise: au contraire, elle est soumise à des risques continuels et est donc toujours précaire et imparfaite. La fragilité du système gestionnaire contraint ainsi à exercer un travail sur soi continuel pour maintenir la gestion opérante. D’autre part, la gestion doit s’inscrire en appui au pilier de la prévention pour préserver la référence à la problématicité des consommations. En ce sens, la gestion se doit d’être envisagée dans son ambiguïté fondamentale à partir du moment où elle devient un registre de l’action politique. Le débat sur ce que gérer veut dire dans une politique de lutte contre les addictions doit ainsi demeurer ouvert, en s’attachant à maintenir la tension entre, d’une part, la reconnaissance de l’évidence et de la banalité du fait de pouvoir gérer et, d’autre part, l’affirmation fondamentalement problématique, socialement et individuellement, de certaines pratiques de consommation.

Notre expert Marc-Henry Soulet est professeur ordinaire au Département de travail social, politiques sociales et développement global.
marc-henry.soulet@unifr.ch