Dossier

La Ritaline, drogue du XXIe siècle?

La consommation en hausse de Ritaline interpelle. Prescrite avec discernement, la molécule méthylphénidate peut soulager les personnes présentant un trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH). Elle ne devrait néanmoins pas être un traitement de première intention, avertit la chercheuse de l’Unifr Amélie Dentz.

Près de 50%: c’est le rebond vertigineux qu’ont connu en Suisse les prescriptions médicales de Ritaline (et de substances similaires) entre 2017 et 2021. Ces chiffres, basés sur les données des décomptes client·e·s de l’assurance-maladie SWICA, viennent ajouter de l’eau au moulin des détractrices et détracteurs de ce célèbre psychostimulant à base de méthylphénidate. Pour mémoire, la consommation en hausse de Ritaline – un produit utilisé dans le traitement du trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) – a fait couler beaucoup d’encre ces deux dernières décennies.

L’évaluation de la SWICA fait apparaître des différences: alors qu’au Tessin et dans l’est du pays, les médicaments pour traiter le TDAH sont nettement moins consommés qu’en moyenne nationale, on observe à l’inverse un pic de prescription chez les enfants du nord-ouest de la Suisse et chez les adultes de la région zurichoise. Une précédente étude, publiée en 2012 dans le bulletin de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) et portant sur les années 2005 à 2008, constatait déjà une nette augmentation: la part d’adolescent·e·s et d’enfants ayant pris des produits de type Ritaline avait crû de 40% durant la période sous revue, passant à 0,85%.

Le Prozac est parfois surnommé «la drogue du XXe siècle». La Ritaline serait-elle «la drogue du XXIe siècle»? Pas si vite, avertit Amélie Dentz. La chercheuse et chargée de cours auprès du Département de psychologie de l’Unifr remet les pendules à l’heure: le méthylphénidate – une molécule synthétisée en 1944 à Bâle par le chimiste Leandro Panizzon dans les laboratoires de Ciba – «n’est pas une drogue». Il s’agit «d’un médicament reconnu et contrôlé par Swissmedic, dont l’utilisation fait l’objet, avant prescription, d’une évaluation bénéfice/risque par le médecin». Par ailleurs, les patient·e·s prenant de la Ritaline «ne rapportent pas de dépendance ni d’accoutumance», poursuit cette spécialiste du TDAH. «Au contraire, on constate plutôt des oublis dans la prise, surtout chez les enfants, ou un refus de prise, notamment chez les adolescent·e·s.» Amélie Dentz souligne qu’à l’inverse, certaines personnes présentant un TDAH et n’ayant pas été traités par Ritaline durant l’enfance «s’auto-médiquent à l’âge adulte en prenant notamment de la cocaïne».

De la série USA Opioid crisis © Jérôme Sessini | Magnum Photos. Avril 2018, Etats-Unis, Philadelphie. Le chef adjoint du Service médical d’urgence, Jeremiah Laster, s’occupe d’un jeune homme victime d’une overdose d’héroïne, probablement coupée avec du fentanyl. Le Narcan, un bloqueur d’opioïdes, permet de lui sauver la vie.

A la carte

Le méthylphénidate peut être prescrit aussi bien pour traiter l’hyperactivité que l’inattention et l’impulsivité, qui sont les trois principaux groupes de symptômes du trouble. Il s’agit d’un stimulant du système nerveux central qui augmente l’activité des neurones, dont le signal dépend principalement de la dopamine, une molécule sécrétée par un neurone pour en activer un autre. C’est là tout le paradoxe du traitement: un stimulant va calmer une personne présentant un TDAH. Pourquoi?

Dans le cas de l’impulsivité, les études montrent une augmentation de l’activité du cortex médial frontal et du noyau caudé des personnes avec TDAH, rapporte le médecin Tarik Dahoun. Ces régions sont impliquées dans l’inhibition des informations non-pertinentes ainsi que dans l’intégration des informations émotionnelles. Leurs activations semblent donc favoriser ces processus attentionnels. Concernant l’hyperactivité motrice, certaines études suggèrent que le méthylphénidate agit sur des zones du cortex moteur permettant un meilleur contrôle de l’exécution des séquences d’actions ainsi qu’une meilleure planification de l’action auto-générée. Pour ce qui est de l’inattention, les études en neuroimagerie cérébrale identifient qu’un effet positif sur l’activation du noyau caudé chez les individus sous Ritaline va de pair avec une diminution des symptômes.

«Selon la personne, la dose et le médicament utilisé, la durée d’efficacité est plus ou moins longue, précise Amélie Dentz. Il faut parfois plusieurs semaines, voire mois, pour trouver la bonne combinaison.» L’un des avantages des produits du type Ritaline – par rapport à d’autres familles de médicaments, dont les antidépresseurs – est qu’ils peuvent être utilisés à la carte. «Par exemple seulement lorsqu’un gros effort de concentration doit être fourni dans le cadre d’une reprise d’études».

Groupe d’expert·e·s fédéral

Les effets secondaires ne sont néanmoins pas absents: perte d’appétit, apathie, perturbation du transit intestinal, maux de tête, troubles cardiovasculaires, troubles de l’humeur ont notamment été observés chez certain·e·s patient·e·s. Sans oublier le fait que la Ritaline nourrit le débat de société sur la légitimité d’avoir recours à des substances chimiques pour standardiser des comportements qui ne correspondraient pas à la norme. En Suisse, un nombre croissant d’interventions parlementaires portant sur cette thématique ont été recensées. Dans la foulée, l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) a mis sur pied un groupe d’expert·e·s composé de professionnel·le·s de la formation, de la pédiatrie/médecine, des droits de l’enfant, de la recherche et d’organisations de patient·e·s. Il a pour mandat de suivre de près les évolutions liées au TDAH et à la Ritaline.

De son côté, le Conseil fédéral a été chargé d’examiner les possibilités d’intégrer dans la formation des enseignant·e·s et autres spécialistes les résultats prometteurs d’un projet baptisé FOKUS. Cette étude a analysé l’efficacité des mesures pédagogiques non médicamenteuses permettant d’aider et d’encourager les enfants présentant un TDAH. Dans un rapport publié en août 2022, les expert·e·s mandaté·e·s par le gouvernement estiment à 5% la prévalence de ce trouble parmi les écolières et écoliers helvétiques du degré primaire. Selon le Centre suisse de pédagogie spécialisée, ces chiffres rejoignent ceux observés dans de nombreux autres pays.

Stratégies au quotidien

«La prescription médicamenteuse n’est généralement conseillée que pour les personnes – enfants ou adultes – présentant des symptômes d’hyperactivité, d’inattention ou d’impulsivité suffisamment sévères pour perturber leur vie scolaire, professionnelle ou sociale, voire leur estime de soi, souligne Amélie Dentz. Il ne devrait pas s’agir de la première intention». D’où l’importance d’effectuer un bilan complet et approfondi du trouble, au cas par cas. «Si l’intensité du TDAH paraît gérable, on commencera par introduire une série de stratégies au quotidien et d’outils thérapeutiques.» En cas d’effet insuffisant, «on réfléchira alors à l’introduction d’un produit de type Ritaline». La spécialiste insiste néanmoins sur le fait que le méthylphénidate ne devrait jamais faire figure de solution unique, mais s’accompagner d’autres mesures non-médicamenteuses.

Parmi les techniques et outils thérapeutiques qui ont fait leurs preuves chez les enfants et les adolescent·e·s figure la création de réseaux parents – enseignants – logopédistes – ergothérapeutes chargés de réfléchir à des adaptations concrètes et pragmatiques. Parfois, il suffit de changer la place de l’écolier·ère dans la classe et de lui donner la
possibilité de bouger régulièrement durant la journée.
Les psychothérapies cognitivo-comportementales (TCC) «semblent aussi donner de bons résultats», note la chargée de cours. Les personnes concernées apprennent notamment à bien connaître leur trouble et à en observer les mécanismes comportementaux, afin de pouvoir les remplacer dans un deuxième temps par d’autres plus adaptés. On parle alors de psychoéducation. Il ne faut pas non plus négliger le potentiel des approches de la pleine conscience, du yoga et de la relaxation, du sport, du sommeil ou encore de l’alimentation. Les parents étant souvent en souffrance, les thérapies de famille sont souvent également d’une grande aide.

De par la nature du TDAH, notamment le fait que ses trois symptômes principaux ne sont pas toujours présents simultanément, «il n’y a pas deux cas similaires», avertit Amélie Dentz. Par ailleurs, ce trouble est souvent comorbide à d’autres, en particulier chez l’adulte: anxiété, dépression, addiction, autisme, etc. Parfois, il vient se superposer à des modes de fonctionnement cognitifs particuliers, par exemple le haut potentiel, ce qui rend la détection plus difficile. D’où l’importance «d’une prise en charge individualisée». Et c’est là que le bât blesse, surtout en ce qui concerne le TDAH chez les adultes. «Le diagnostic différentiel du TDAH prend du temps chez l’adulte et peu de professionnel·le·s sont formé·e·s à cette démarche.» Parfois, le diagnostic est donc posé à la va-vite et de la Ritaline prescrite sans qu’on se soit posé la question des alternatives possibles.

Notre experte Amélie Dentz est chargée de cours, chercheuse senior et maître-assistante au Département de psychologie de l’Unifr. Psychologue-psychothérapeute FSP dans un cabinet pluridisciplinaire, elle est spécialisée dans l’accompagnement des personnes présentant un TDAH.
ameliejeannetteandre.dentz@unifr.ch