Interview
Les scientifiques au front
Les scientifiques interviennent de plus en plus dans les médias et dans le débat public. Bonne ou mauvaise nouvelle? Interview croisée entre la Rectrice de l’Unifr Astrid Epiney, le Professeur de géographie humaine Olivier Graefe et le Professeur de droit pénal Marcel Niggli.
Octobre 2022, à la sortie de l’autoroute A6 aux abords de la Ville de Berne: les forces de l’ordre interviennent afin de déloger des activistes du climat assis à même le sol, bloquant la circulation. Parmi elles et eux, plusieurs ont la main collée sur la route. Une vidéo tournée durant l’action, devenue virale par la suite, montre une femme en train de se faire embarquer par des policiers. Alors même que les agents la soulèvent pour l’emmener dans un fourgon, elle déclare calmement: «L’action civile non violente, c’est très important parce que notre gouvernement n’agit pas contre le réchauffement climatique et qu’il nous reste très peu de temps.» Cette militante, c’est la scientifique Julia Steinberger. Professeure à l’Université de Lausanne sur les enjeux sociétaux liés à l’impact des changements climatiques et co-auteure du dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernementaux sur l’évolution du climat (GIEC), elle participe ce jour-là à une action de Renovate Switzerland, une campagne de résistance civile lancée en avril 2022.
Qu’il s’agisse du blocage d’une autoroute, d’un match de tennis dans une banque ou de l’occupation d’une carrière, les actions communément qualifiées de «désobéissance civile» font couler beaucoup d’encre lorsqu’elles impliquent la participation de scientifiques. Elles ne laissent pas non plus indifférent dans la communauté universitaire, où l’on s’interroge sur l’éventuel devoir de réserve des chercheuses et chercheurs rémunérés avec de l’argent public. Voire sur la nécessité, pour les instances dirigeantes des universités, d’intervenir et d’édicter des règles claires en la matière. Dans la foulée se pose la question de la place que les scientifiques peuvent – et doivent – occuper au sein des débats politiques et de société. Astrid Epiney, Olivier Graefe et Marcel Niggli – respectivement rectrice de l’Unifr, professeur de géographie humaine et professeur de droit pénal – tentent d’y répondre.
Suite à la participation de Julia Steinberger au blocage de l’A6 en octobre dernier, des voix se sont élevées pour appeler les dirigeant·e·s de l’Université de Lausanne à prendre officiellement position. Qu’en pensez-vous?
Astrid Epiney: Il ne m’appartient pas de porter un jugement sur un cas concret et encore moins sur la façon d’agir de la direction de l’Unil. Toujours est-il que le comportement de personnes employées par une université en dehors de leur activité professionnelle est à considérer comme relevant de la sphère privée. Il revient donc aux autorités compétentes d’intervenir le cas échéant. A mon sens, le fait qu’un professeur ou un collaborateur participe à des actions potentiellement illégales ne signifie pas en soi que la personne viole ses obligations vis-à-vis de son employeur. L’Université doit par ailleurs respecter les droits fondamentaux, en particulier la liberté d’expression.
Astrid Epiney, avez-vous déjà été confrontée à un cas de figure similaire en votre qualité de rectrice de l’Unifr?
Astrid Epiney: En tant que rectrice, je suis de temps à autre prise à parti par une personne – appartenant ou non à la communauté universitaire – qui estime que je devrais prendre fermement position, voire intervenir auprès de la personne concernée, en général un professeur de l’Université, suite à des propos tenus dans les médias qui suscitent de l’incompréhension. Or, j’estime que ce serait une atteinte à la liberté d’expression. Le fait que je ne suis pas forcément d’accord avec les propos en question, voire qu’ils sont de nature à créer une polémique, n’y change rien.
Et s’il s’agit non seulement de propos tenus, mais d’un comportement qui a entraîné l’intervention des forces de l’ordre?
Astrid Epiney: Certaines personnes défendent l’idée qu’il est légitime de ne pas respecter la loi si l’action en question est liée à une «bonne cause». Je renonce volontairement à utiliser le terme de «désobéissance civile», un concept qui a été développé dans un autre contexte: une personne qui ne respecte pas ses obligations vis-à-vis de l’Etat sans mettre en cause d’autres personnes. Mais pour en revenir à cette notion de «bonne cause»: le problème est qu’elle n’est pas définie sur la base du cadre légal selon les procédures (démocratiques) applicables. Au fond, chacun a sa bonne cause, ce qui devient dangereux pour le vivre ensemble. Ceci dit, la question de savoir sous quelles conditions telle ou telle action (potentiellement) illégale est légitime doit être débattue et est aussi couverte par la liberté d’expression. C’est d’ailleurs au nom de cette même liberté d’expression qu’il est intéressant de discuter – comme nous le faisons dans le cadre de cette interview – de la question de la légalité, voire de la légitimité, de certaines pratiques.
Marcel Niggli: Même si on se trouve – comme ici – dans un cas de délit, cela ne change à mon avis rien au fait qu’il faut dissocier une action à caractère privé du lien de son auteur avec l’institution universitaire.
Marcel Niggli est professeur à la Lehrstuhl für Strafrecht und Rechtsphilosophie de l’Unifr.
marcel.niggli@unifr.ch
Olivier Graefe: J’aimerais intervenir sur l’utilisation de ce terme «délit». D’un point de vue juridique, des actions telles que la participation au blocage d’une autoroute constituent certes des délits. Reste que pour moi, le fait qu’elles soient guidées par une bonne cause apporte une nuance. Prenons l’exemple de Rosa Parks: en 1955, refuser de céder sa place à un passager blanc dans le bus constituait une infraction pour une personne de couleur. Mais si cette figure de la lutte contre la ségrégation raciale ne l’avait pas fait, c’est peut-être toute l’histoire américaine qui aurait pris une tournure différente. Le terme de désobéissance civile me paraît parfois plus approprié que celui de délit.
Marcel Niggli: Je ne vous rejoins pas sur ce point. S’opposer à l’Etat de droit, c’est commettre un délit. Un point c’est tout. En parlant de «désobéissance civile», on crée une espèce de catégorie intermédiaire, de voie du milieu, qui n’a pas lieu d’être.
Délit ou non, le fait d’être affilié à une université n’entraîne-t-il pas un devoir de réserve?
Olivier Graefe: Dans le cas des actions militantes de mes collègues qui travaillent sur le changement climatique, en particulier ceux qui appartiennent au GIEC, elles s’appuient sur le résultat de recherches menées depuis une trentaine d’années. En ce sens, on pourrait se demander si leur activisme ne risque pas de décrédibiliser leur travail scientifique. Mais, à l’inverse, on pourrait arguer qu’il est devenu presque intenable pour les chercheuses et les chercheurs – du moins celles et ceux confrontés directement à la réalité de l’urgence climatique – de ne pas s’engager publiquement, ce qu’ils font d’une manière ou d’une autre.
Marcel Niggli: Je rejoins Astrid Epiney sur l’importance de la liberté d’expression. Si je m’engageais publiquement en faveur de la légalisation de la pédophilie, je suppose que le Rectorat de l’Unifr ne serait pas ravi. Mais il n’aurait pas pour autant de motif pour me museler ou pour remettre en question ma charge d’enseignement.
Et si c’était durant vos cours à l’Unifr que vous plaidiez la cause de la légalisation de la pédophilie?
Marcel Niggli: Franchement, si durant une heure, je faisais de la propagande privée à mes étudiant·e·s, de surcroît sur un thème aussi sensible, je pense que ce seraient elles et eux qui remettraient en question la qualité de mon enseignement. Sans que le Rectorat n’ait à lever le petit doigt.
Olivier Graefe: En France, il y a eu des cas de négationnisme – émanant de professeur·e·s – qui ont donné lieu à l’intervention de la direction de l’université. A noter qu’il s’agissait de propos tenus durant les cours. Etant donné qu’en vertu de législation française, nier l’Holocauste est considéré comme un délit, ces sanctions sont justifiées.
Astrid Epiney: Comme déjà indiqué, la liberté d’expression est l’une de nos valeurs centrales. Et cela vaut aussi bien pour les propos tenus à l’extérieur de l’institution qu’à l’intérieur, durant les cours. En même temps, nous devons garantir la qualité de l’enseignement, ce qui implique par exemple qu’il tienne compte de l’état actuel de la recherche scientifique et que les références bibliographiques s’y réfèrent également. Défendre dans un cours que la terre est plate comme «vérité scientifique» n’est pas un problème de liberté d’expression mais de qualité de l’enseignement.
Et si un·e professeur·e appelait durant ses cours à la désobéissance civile?
Astrid Epiney: Il faudrait analyser le cas concret. Toujours est-il qu’il peut être contraire à l’ordre universitaire d’utiliser l’enseignement comme plateforme pour des appels à des actions illégales. Le cas échéant, la question d’une réaction du Rectorat se poserait.
Astrid Epiney est rectrice de l’Unifr et professeure de droit européen, international et public.
astrid.epiney@unifr.ch
Même si leur engagement ne rime que rarement avec des actions coup de poing, les chercheuses et chercheurs sont globalement davantage présents dans le débat public – ou du moins communiquent davantage – depuis quelques années…
Olivier Graefe: J’ai presque envie de dire: ce n’est pas trop tôt! Personnellement, j’estime que la médiation scientifique fait partie intégrante de mon cahier des charges en tant que chercheur.
Astrid Epiney: Je suis d’accord avec vous. Et ce d’autant plus lorsque les travaux sont financés par des fonds publics. Les chercheuses et chercheurs doivent faire le lien entre les sciences et le public, expliquer (et démontrer) certaines réalités en s’appuyant sur leurs conclusions. Cela dit, elles et ils ne peuvent – et ne doivent – pas se substituer aux politicien·ne·s. Citons comme exemple le programme national de recherche PNR59, qui a été lancé par le Conseil fédéral afin d’évaluer l’utilité et les risques de la dissémination des plantes génétiquement modifiées. Dans leur conclusion, les chercheurs·euses estiment que les risques liés aux OGM sont faibles et que le potentiel n’est pas exploité. Malgré cela, les parlementaires fédéraux ont décidé de prolonger le moratoire, ce pour d’autres raisons.
Marcel Niggli: J’observe moi aussi un engagement accru des scientifiques dans l’espace public. Reste qu’il pourrait être encore plus important, notamment dans certaines disciplines. Durant la crise pandémique liée à la covid-19, j’aurais souhaité voir davantage de mes collègues s’exprimer sur les aspects légaux.
Olivier Graefe: Peut-être que certain·e·s chercheurs·euses se sentent quelque peu mal à l’aise, ou mis sous pression, du fait des attentes de la société à leur égard. On a vite tendance à conférer un statut social à part aux scientifiques, à compter sur eux pour répondre à toutes les questions ouvertes de façon claire et incontestable, voire à les prendre à témoin pour défendre une approche ou une décision politique. C’est une sacrée responsabilité!
Cette responsabilité, les spécialistes dont les travaux portent sur les questions environnementales l’assument de plus en plus. Elles et ils sont partout dans les médias. Est-ce que cela s’explique par l’urgence climatique?
Olivier Graefe: L’urgence climatique n’est pas nouvelle. C’est justement là que se situe le problème: cela fait trente ans que les scientifiques réitèrent les mêmes analyses avec de plus en plus de précisions et à force de ne pas être écouté·e·s, elles et ils ont décidé de s’engager plus activement sur le terrain médiatique. Voire de façon encore plus radicale, comme certain·e·s collègues qui commettent à présent des actes de désobéissance civile pour mettre le doigt sur cette urgence climatique.
Est-ce que dans un pays comme la Suisse, dans lequel les citoyen·ne·s sont régulièrement appelé·e·s à voter sur des sujets complexes avec une composante scientifique, il est d’autant plus important que les chercheuses et les chercheurs fassent un travail de médiation scientifique?
Olivier Graefe: En effet, je pense que la démocratie repose sur des citoyen·ne·s bien informé·e·s. Pour cela, les scientifiques doivent s’impliquer dans le transfert du savoir. Mais cela demande un important travail de traduction et de vulgarisation.
Olivier Graefe est professeur de géographie humaine au Département des géosciences de l’Unifr.
olivier.graefe@unifr.ch
Marcel Niggli: Donc des moyens…
Astrid Epiney: Au sein de l’Unifr, nous nous consacrons de plus en plus activement à cette mission. Notre service de communication, Unicom, s’engage à travers différents canaux: la revue universitas, bien sûr, mais aussi le webzine Alma&Georges, les Cafés scientifiques, la journée portes ouvertes Explora, etc. Ailleurs en Suisse, plusieurs projets intéressants allant directement dans ce sens existent. Je pense notamment aux discussions organisées entre élus fédéraux et scientifiques sur des thématiques actuelles, telles que le changement climatique. Ou encore à Reatch, un groupe de réflexion qui souhaite mettre en commun les objectifs de la science, de la société civile et des milieux politiques.
Olivier Graefe: Ce qui complique ce travail d’intégration des chercheuses et des chercheurs dans le débat public, c’est le fait qu’en Suisse – contrairement à ce qui se passe en France ou en Allemagne, par exemple – il existe aussi une fronde anti-intellectuelle et anti-critique, qui n’épargne pas les milieux scientifiques.
Cette fronde est-elle nouvelle?
Astrid Epiney: Complètement nouvelle, non. Mais elle semble avoir gagné en importance ces dernières années. De nombreuses personnes estiment que la science devrait détenir la vérité. Elles n’acceptent pas sa part d’incertitude.
Marcel Niggli: Les gens demandent à la science d’apporter des réponses tranchées, de dire si quelque chose est juste ou faux. Or, le rôle de la science se situe ailleurs: elle doit participer au débat. La beauté de la science, c’est justement qu’elle est constituée d’un doute systématique.
Olivier Graefe: Même les étudiant·e·s viennent chercher des certitudes en cours. Je les avertis toujours: «Vous êtes au mauvais endroit…»
La thématique de la liberté d’expression et de l’engagement des scientifiques dans les questions de société est également au coeur d’une série d’interviews à suivre dans notre magazine en ligne Alma&Georges et fera l’objet d’une Café scientifique lors de la saison 2023-2024.
unifr.ch/alma-georgesevents.unifr.ch/cafes-scientifiques